Élégie

On a beaucoup reparlé ces derniers jours du terrible accident d’autocar où 22 enfants et 6 adultes belges ont trouvé la mort il y a tout juste un an dans un tunnel routier à Sierre, en Suisse… On ne comprend sans doute pas la douleur des parents à qui arrive une telle chose et, rien que de l’évoquer, un effroi insupportable me traverse tout le corps.

C’était sans aucun rapport avec ce fait tragique que je parlais, hier, du cycle des superbes miniatures pour piano « Sur un sentier recouvert » (Po zarostlém chodnícku) de Leoš Janáček (1854-1828). Sauf qu’il arrive que les circonstances nous ramènent à l’actualité immédiate. La dernière pièce que j’analysais, La Chouette ne s’est pas envolée, fait directement référence à une croyance tchèque selon laquelle, lorsqu’une chouette reste sur le toit d’une maison, elle annonce la mort d’un habitant de la demeure. Il est fort probable que Janáček ait voulu évoquer là une superstition de son enfance. La pièce montre en tous cas les battements d’ailes de l’oiseau qui s’ébroue, mais ne s’envole pas et une mélodie bouleversante qui allie la déploration, l’évocation du glas et le motif du destin.

Plusieurs commentateurs ont fait le rapprochement entre cette évocation funeste et la mort d’Olga, la propre fille du compositeur. La composition de la miniature pour piano précède de deux ans le décès de sa fille… pas de quoi agiter le spectre de la prémonition. Le mouvement n’en est pas moins profondément émouvant.

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Mais tout cela m’a conduit vers une pièce écrite spécialement en hommage à Olga, l’Élégie sur la mort de ma fille Olga (Elegie na smrt dcery Olgy) pour ténor chœur mixte et piano composée en 1903.

Olga était l’ainée des enfants de Leoš et Zdenka Janáček. Elle était née en 1882 à Brno. Depuis sa plus tendre enfance, elle avait montré de grandes prédispositions pour les choses de l’art… à l’exception de la musique, au grand désespoir de son père. Cette superbe jeune fille, comme la décrivait sa mère, avait une santé très fragile et l’état de son cœur posait de sérieux problèmes depuis toujours. Cela s’aggrava après la mort de son jeune frère en 1890.

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Olga Janáčková

Leoš Janáček et sa fille entretenaient une profonde admiration pour la culture russe. Malgré l’intérêt profond pour la culture de son pays et l’exploitation de sa langue dans ses principes de composition, tous les deux étaient membres de Cercle russe de Brno. En 1902, le compositeur accompagna sa fille à Saint-Pétersbourg pour approfondir leur connaissance de la langue russe et pour se familiariser avec la société et la vie des russes. Le voyage était facilité par le fait que le frère de Leoš, habitait là-bas et travaillait comme professeur. Un mois plus tard, Olga contracta la fièvre typhoïde et comme sa santé se dégradait rapidement, le retour à Brno fut organisé en urgence. Là, dans le village natal de son père, à Hukvaldy, elle se rétablit quelques semaines avant que son état ne se dégrade irrémédiablement. Après plusieurs mois de souffrances, Olga mourut en février 1903 à l’âge de 21 ans.

Ses parents, on l’imagine, furent complètement anéantis. Zdenka raconte que son mari, désespéré se prenait souvent la tête en pleurant et en criant « Mon âme, mon âme ! » Dans ses mémoires, elle décrivait encore leur douleur avec ces mots poignants : « Nous restions dans la salle à manger, seuls, abandonnés, silencieux. Je regardais Leoš. Il était assis en face de moi, détruit, maigre, ses cheveux étaient devenus gris ». Olga, son petit frère Vladimir, Zdenka et Leoš reposent tous les quatre dans le cimetière de l’Église du monastère du Vieux Brno, là où le compositeur avait grandi.

Mais la vie, même aussi terne, devait continuer et Janáček dédia deux œuvres à sa fille. D’abord, il fit inscrire sur la première réduction pour piano de son opéra Jenufa, l’œuvre qui allait lui ouvrir les portes des maisons d’opéra du monde entier : « À la mémoire d’Olga Janáčekova ». N’y était-il pas question, certes dans de toutes autres circonstances, de la douleur de la perte d’un enfant ? Dans l’esprit du compositeur, qui composait et jouait les réductions au piano à la demande de sa fille, l’idée de l’agonie d’Olga et la mort de l’enfant se croisent.

La seconde pièce fut composée expressément suite au décès d’Olga. Inspirée par leur amour commun de la Russie, elle fut composée sur des vers russes originaux écrits par Marfa Veveritsa, un membre de Cercle russe et amie d’Olga. L’œuvre fut terminée en avril 1903, mais le texte fut traduit en tchèque dès 1904 et c’est sous cette forme que la création eut lieu à la Radio de Brno bien après la mort du compositeur en 1930.

En voici une traduction française :

ténor solo
Vois toi-même comme la jeune fille dort
d’un sommeil paisible et réconcilié !

Chœur
Blanche, comme assoupie,
les yeux fermés,
la paix seule et une profonde tranquillité
gravées sur ses tempes marmoréennes,
dans le marbre du front,
sans l’agitation des combats,
sans désirs !

Ténor solo
Comme le sourire se marie
au silence éternel des lèvres,
comme le flot de boucles
encadre la fraîcheur des tempes !
Vois toi-même la pluie de fleurs vives
qui coule de sa chevelure ;
mais oui, on dirait qu’elle somnole ;
elle ne ressent aucune douleur !

Chœur
Entends comme le chant funèbre
se répand du haut de la tribune,
comme les plaintes et les pleurs
des survivants, restés seuls,
s’harmonisent avec les notes de la musique !
La jeune fille dort toujours cependant, captive de son tendre songe.
Et pourtant l’esprit triomphe de la mort,
il séjourne en beauté là-haut,
là où le chagrin n’est plus,
là où règne une paix inviolable,
là où ne reste de toute peine et nostalgie
qu’un sourire
transformé par magie en auréole sereine !
Là-haut, dans un flot de lumière,
l’âme s’élève toujours
jusqu’à contempler
en face l’amour suprême.

Inutile de dire la puissance émotionnelle de cette musique, son long prélude de piano où l’errance côtoie la douleur et où, parfois, l’apaisement veut survenir. L’entrée du ténor est bouleversante, dans le prolongement de la note longue du piano. Puis c’est le chœur qui distille un chant qui se veut paisible. La seconde intervention trahit toute la douleur ressentie par le compositeur, même si les mots se veulent paisibles. La musique va bien au-delà de cette apparence. Le chœur revient, quasi céleste, pour chanter la douleur et la métamorphose du deuil en une contemplation apaisée où l’amour suprême est évoqué comme une consolation.

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Pas de version disponible sur YouTube, malheureusement… Mais voici une formidable interprétation que vous pourrez tout de même écouter ici.

Pas d’ostensible démonstration funèbre, pas de véritable lumière, tout se fait en douceur, comme une douleur intérieure permanente, comme une blessure invisible mais toujours présente. La fatalité des derniers accords de piano, dans le registre grave, sonnent comme la marque de cette souffrance intemporelle… C’est sans doute ce que doivent ressentir tous les êtres humains qui ont vécu la profonde tristesse de perdre un enfant. De tout cœur, je leur rends hommage.