Il n’est pas inutile d’aborder brièvement l’un des musiciens liégeois les plus mystérieux de l’histoire, représentant génial de ce que les musicologues appellent l’Ars subtilior, Johannes Ciconia.
Mais qu’est-ce donc que cette dénomination d’Ars subtilior ? D’après les définitions les plus courantes, il s’agit d’un courant musical du Moyen-âge, à la fin du XIVème siècle et au début du XVème qui se situe entre l’Ars nova et l’école franco-flamande. L’Ars nova désigne au sens large l’épanouissement de la polyphonie européenne au cours du XIVème siècle. Plus précisément les datations désignent le Roman de Fauvel (1314) comme le début de la période qui voit l’éclosion d’une véritable polyphonie et l’aboutissement avec les géniales œuvres de Guillaume de Machaut qui meurt en 1377 dont la plénitude contrapunctique est exceptionnelle. Vous pourrez relire les deux billets consacrés à Ars Nova et à De Machaut si le sujet vous intéresse.
« La locution « ars subtilior » a alors été inventée en 1963 par la musicologue Ursula Günther pour définir une évolution de l’ars nova apparue après la mort de Machaut, dont la principale caractéristique était son extrême raffinement et sa complexité rythmique et polyphonique. Sorte d’art « baroque » du Moyen-âge, l’Ars subtilior est très attachant et expressif. C’est en France et en Italie que le style est apparu et on en trouve des exemples flagrants à la cour du duc Jean de Berry, de Gaston Fébus, ainsi qu’à la cour des papes d’Avignon (c’est l’époque du Grand schisme d’Occident, la crise pontificale qui touche le monde catholique au tournant des XIVe et XVe siècles (1378 – 1417), divisant pendant quarante ans la chrétienté catholique en deux obédiences) et à la cour des ducs de Visconti à Pavie » (Wikipédia)
L’ars subtilior reprend les mêmes formes musicales que l’ars nova: on y trouve des ballades, des madrigaux, des rondeaux, des virelais, des motets isorythmiques et des parties polyphoniques de messes. Les musiciens arrangeaient et transcrivaient également les œuvres de leurs prédécesseurs en les rendant plus complexes, dans un style maniéré, riches en ornements dont la perfection technique n’avait d’égal que le besoin d’une expression intense. La difficulté d’écriture et d’interprétation réservait l’usage de ces pièces à des chanteurs professionnels et un public de connaisseurs. On trouve également des pièces purement instrumentales d’après Machaut et Landini, rare témoignage d’un style appelé à un destin prestigieux. Ces quelques pièces sont conservées dans le codex Faenza, qui est l’un des premiers témoignages de musiques écrites pour un instrument à clavier.
C’est donc dans cet art raffiné qu’évolue l’énigmatique Johannes Ciconia. L’étude magistrale, réalisée en 1960 par la musicologue liégeoise Suzanne Clercx (la mère de Jérôme Lejeune, musicologue, fondateur et directeur du label RICERCAR très actif dans la discographie de la musique ancienne), permit d’attirer l’attention sur un musicien dont l’importance dans l’évolution du langage musical de cette étrange période ne s’est pas démentie depuis lors.
Certains éléments biographiques paraissaient toutefois assez troubles et il fallut attendre des recherches ultérieures pour découvrir qu’il y avait non pas un, mais deux » Johannes » Ciconia. Le père, Jehan de Chywogne, chanoine à Liège, partit en Avignon et voyagea en Italie avant de revenir à Liège en 1372. Le fils, Johannes, théoricien et compositeur, séjourna longuement en Italie mais, lui aussi, avait entrepris le voyage en Avignon où il put recevoir l’enseignement de Philippe de Caserta.
Comme théoricien, Johannes Ciconia s’impose en libérateur des contraintes philosophiques du Moyen Âge et humanise la création musicale. Voici un texte reprenant l’essentiel des idées de ses deux traités « De Proportionibus » et « Nova Musica » tels que repris sur le site Musicologie.org : « Le traité est à l’usage de ses élèves. Références à Pythagore, Ptolémée, Aristoxène, Saint Augustin, Boèce, Isidore, Saint Bernard, Rémi d’Auxerre. Dans sa Nova Musica, il prévient qu’il rejette les auteurs antiques qui ne sont pas aptes à la pleine connaissance, mais imposera parfois celles qui sont inconnues. Son traité se divise en quatre livres suivant quatre propositions : Consonances ; les espèces du chant ; les proportions ; les accidents et déclinaisons. Il affirme la supériorité de la musique divine: L’harmonie céleste est la musique des anges. La musique naturelle est d’inspiration divine. Elle se meut dans les cieux ou dans la voix humaine. Elle est donnée à tous. La musique artificielle (faite) est réservée à un petit nombre. Elle comprend les sons audibles, les consonances, les espèces, les modes et les proportions. Elle procède de la confusion de la musique céleste et de la musique mesurée. Les cantilènes sont de trois matières : harmonique, voix des hommes et des animaux, organique. Il y a les sons soufflés, rythmiques, frappés. Il y a trois espèces de sons : son de la voix ; son des chalumeaux et flûtes ; son des lyres et des cithares. La musique vient des muses comme l’affirment les auteurs anciens. Mais on doit repousser les superstitions. La musique céleste dispose ses nombres circulairement. À chacun de ces nombres correspond une muse. Au grave du monocorde correspond la procession des filles de Jupiter qui accompagne celle des planètes. Le nombre musical remonte à Dieu (comme Saint Augustin : source divine des nombres). La proportion du dièsis est si petite (253/256) qu’elle appartient au monde des anges plutôt qu’à celui des humains (inaudible). Les consonances tirent leur perfection de la simplicité de leurs proportions, qui révèle les plus hautes réalités de la foi chrétienne : la quarte: quatre sons, les quatre évangiles. Trois intervalles, les trois temps (passé, présent, futur). Quatre divisions, les quatre parties du monde. La quinte : trois divisions, les trois vertus théologiques (foi, espérance, charité). L’octave : deux divisions, vie active et contemplative ».
Comme compositeur, il réalise une des plus sûres synthèses entre les styles italiens, français et flamands et s’affirme comme l’un des plus grands représentants de cet » Ars subtilior » si exubérant et avant-gardiste. On conserve 42 compositions, des madrigaux, ballades, motets, chansons, canons, parties de messe. Un compositeur vraiment génial qu’il convient de redécouvrir et qui s’inscrit véritablement parmi les hommes qui ont fait évoluer le langage musical. Et, enfin, contrairement aux idées reçues, la musique de Ciconia n’est pas inaccessible aux profanes. Je défends d’ailleurs avec force, vous le savez, le fait qu’aucune musique n’est inaccessible à qui veut bien l’écouter. Il suffit de se laisser aller au plaisir du son, de l’ornement et de la polyphonie pour succomber au charme extraordinaire de son œuvre.
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