Démence…

« Kreisler, soudain tiré de sa rêverie, aperçut dans l’onde sa propre silhouette. Il eut alors l’impression que c’était Ettlinger, le peintre dément, qui le regardait du fond des eaux.

– Héhé, lui cria-t-il, est-ce toi, ô double bien-aimé, vaillant compagnon ?… Dis-moi, mon cher garçon, tu n’as pas trop mauvais air pour un peintre qui avait quelque peu perdu la raison et voulait, dans son orgueil extravagant, utiliser le sang princier en guise de vernis. Je finis par croire, mon bon Ettlinger, que tu as berné d’illustres familles en te faisant passer pour fou ! Plus je te regarde, plus je remarque chez toi des manières fort distinguées ; et si c’est ce que tu désires, je certifierai à la Duchesse Marie qu’en ce qui concerne ta situation, ou plutôt ta position dans l’empire des eaux, tu es un homme de haut rang et qu’elle peut t’aimer sans plus de façons. Mais si tu veux, compagnon, que la Duchesse ressemble encore à ton tableau, il te faudra imiter ce prince dilettante qui pour aboutir à la ressemblance du tableau avec le modèle, n’hésitait pas à retoucher de son habile pinceau… le modèle.

Enfin ! Puisqu’on t’a si injustement envoyé aux Enfers, je t’apporte aujourd’hui toutes sortes de nouvelles. Sache-le donc, hôte vénérable des asiles d’aliénés : la blessure que tu as faite à la belle princesse Hedwiga, la malheureuse enfant, n’est pas encore bien guérie ; la douleur lui fait encore accomplir mille bouffonneries […]

… Mais as-tu fini de copier ainsi tous mes gestes, peintre, quand je te parle sérieusement ? … Encore ? … Si je ne craignais pas d’attraper un rhume en allant jusqu’à toi par l’eau, tu verrais la correction que je t’infligerais. Que le diable t’emporte, mime de malheur !

Friedrich, Deux hommes au Crépuscule.jpg

Caspar David Friedrich, Deux hommes au crépuscule.

Et le maître de chapelle Kreisler s’enfuit en courant.

La nuit était maintenant tout à fait là ; des éclairs se mirent à sillonner les sombres nuées, le tonnerre gronda, et finalement la pluie tomba en larges gouttes. Une vive lumière brillait dans la hutte de pêcheurs ; Kreisler se hâta vers elle.

Non loin de la porte, en pleine lumière, Kreisler aperçut sa propre image, son double, qui marchait à ses côtés. Saisi d’une profonde horreur, il fit irruption dans la cabane, avant d’aller, pâle comme un mort et hors d’haleine, s’effondrer dans un siège.


Maître Abraham, assis à une petite table qu’une lampe astrale inondait de lumière, était plongé dans un in-folio ; il sursauta, s’avança vers Kreisler et s’écria :

– Pour l’amour du ciel, qu’avez-vous, Johannès ? D’où venez-vous si tardivement ? Et que vous est-il donc arrivé de si terrifiant ?

Kreisler, qui s’était ressaisi à grand-peine, articula d’une voix sourde :

– Il n’y a rien à faire, nous sommes deux… je veux dire moi et mon double, qui a surgi du lac et m’a suivi jusqu’ici… Ayez pitié, Maître, prenez votre canne-épée, et abattez ce coquin… Il est fou, croyez m’en, et peut nous perdre, vous et moi. Dehors, le mauvais temps, c’est lui avec ses conjurations… Les esprits s’agitent dans les airs, et leur chœur déchire les entrailles des hommes ! … Maître… Maître, usez de votre magie… faites venir le cygne et qu’il chante ! Mon chant à moi s’est éteint, car mon autre Moi a posé sur mon cœur sa main blanche et glacée comme la mort ; quand le cygne chantera, il sera forcé de la retirer, il sera forcé de retourner au fond du lac ».

E.T.A. Hoffmann, Le Chat Murr, Roman, traduction française de M. Laval, Paris, Phébus libretto, 1988, pp. 206-208.