La droite ou le cercle ?

L’étude de la musique m’a bien souvent amené à me pencher sur le concept de temps. Le temps qui « coule », qui « passe », « tempus fugit » disaient les anciens. Car la musique est, finalement une fille du temps. Elle s’inscrit dans le segment de temps que nous vivons, du moins la musique jouée. La partition est figée graphiquement, dans l’espace. C’est notre lecture ou notre écoute qui la rendent temporelle. C’est sans doute parce que la musique occupe un segment de temps qu’elle est si bien la métaphore de l’existence humaine. Comme nous, elle nait, elle dure et elle s’éteint. Son parcours, comme le nôtre est profondément mortifère, donc tragique. Oui, la conscience du temps a toujours constitué l’angoisse existentielle fondamentale humaine. C’est là que les religions, les spiritualités et les philosophies interviennent, pour nous proposer une réponse à ces questions tellement liées au temps : « Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? »

Bien souvent, les textes qui parlent du temps sont très ardus et les physiciens ne ménagent pas leur vocabulaire spécialisé, refusant de la sorte, l’accès aux moins mathématiques des hommes. Pourtant, Étienne Klein, physicien, docteur en philosophie, spécialiste au service du Commissariat à l’Énergie Atomique et enseignant à l’École centrale de Paris a trouvé le ton juste pour imager de manière intelligente ces complexes notions que regroupent le temps. Je ne résiste donc pas à vous donner à lire le petit texte qui s’interroge sur la circularité ou la linéarité du temps, idées que la musique exploite à tour de bras. Ce texte est tiré de son opuscule titré : « Le temps existe-t-il ? » paru aux éditions du Pommier en 2002.

 

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Etienne Klein

 

« La première mathématisation du temps physique a consisté à supposer que celui-ci n’a qu’une dimension puisqu’un seul nombre suffit pour préciser une date. Cette figuration du temps par une ligne continue l’assimile à un flux composé d’instants infiniment proches les uns des autres. Elle implique qu’il n’y a qu’un temps à la fois, conformément à ce que nous apprend notre expérience, qui nous présente des événements se chevauchant dans le temps, mais jamais de lacunes. L’enveloppe du temps ne présente aucune « trouée » permettant la moindre évasion, même brève. C’est certainement désolant, mais il ne cesse jamais d’y avoir du temps qui passe.

 

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La durée serait donc faite d’instants sans durée, comme la droite est faite de points sans dimension. Cette représentation ouvre toutefois de drôles de questions : Pour engendrer une ligne à partir d’un point, il faut de surcroit se donner ce qui manque toujours à un instant pour faire du temps, et qui est précisément… le temps ! Le présent n’amenant pas par lui-même un autre présent, il faut bien qu’un petit « moteur » – le temps soi-même – fasse passer d’un instant présent au suivant.

Ensuite, si tout est dans le temps, dans quel espace extérieur au temps la ligne du temps doit-elle être tracée ? Flotte-t-elle dans le vide ou s’appuie-t-elle sur quelque chose ?

Enfin, pour pouvoir dire qu’une infinité de points forment une ligne, il faut qu’ils coexistent en même temps sous notre regard. En effet, une ligne ne peut être perçue sous forme de ligne que par un spectateur situé hors d’elle. Or dans le temps, ni le passé, ni l’avenir ne coexistent avec le présent et nous ne pouvons jamais nous extraire du présent pour observer sa continuité avec le passé. Parler d’une forme du temps suppose une « vue » sur le temps, que nous n’avons pas.

Quoi qu’il en soit, avec sa seule et unique dimension, le temps se voit doté d’une typologie beaucoup plus pauvre que celle de l’espace, qui lui a trois dimensions. La ligne qui le représente peut être ouverte ou fermée sur elle-même. Dans le premier cas, elle se ramène à une droite. Dans le second, elle équivaut à un cercle. Il n’y a donc a priori que deux types de temps possibles, le temps linéaire et le temps cyclique.

Pendant des siècles, c’est la forme du cercle qui a trôné, impériale, sur le temps, car elle a toujours passé pour la figure de la perception, celle qui n’a ni début, ni fin, celle dont la régularité est si aboutie que nul ne saurait comment la parfaire. L’idée d’un temps faisant des boucles à l’infini (le fameux « éternel retour ») a donc facilement prévalu dans les grands mythes de l’humanité, dans certaines religions et dans quelques philosophies, telles celles des stoïciens ou des pythagoriciens et, bien plus tard, celle de Nietzsche. Pour les stoïciens, si le monde périt, c’est pour indéfiniment se régénérer à l’identique, de sorte que ce qu’on nomme « avenir » n’est que du passé qui va revenir. Rien  ne s’ajoute jamais à ce qui est par l’effet du temps, et toute nouveauté est impossible. Tout étant donné au départ, il n’y a pas de destin, seulement de la nécessité. Les pythagoriciens, eux, appuyaient leur idée de l’éternel retour sur le constat des révolutions célestes et du rythme des saisons. Quant aux arguments de Nietzsche, ils avaient une portée plus vaste puisque le bouillant philosophe en tirait carrément une morale : si le devenir revient effectivement sur soi pour former un grand cycle où tout réapparait éternellement, le meilleur comme le pire, alors nous devons vivre de façon à désirer revivre ce que nous avons déjà vécu, à vouloir l’avenir plutôt que le subir.

 

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Le temps cyclique se présente plutôt comme une spirale où les cycles laissent cependant une part au nouveau et à l’inédit. L’image du cercle parfait laisse alors place à celle de la spirale

 

La fortune philosophique du concept d’éternel retour a quelque chose d’étonnant. En effet, prise rigoureusement, l’idée qu’un même cycle temporel puisse se répéter à l’infini est paradoxale. Admettons (pour voir) qu’une telle chose soit possible. De deux choses l’une : ou bien, lorsqu’on parcourt pour la deuxième fois un cycle donné, on se souvient de ce que fut le premier passage ; il ne s’agit alors pas d’une authentique répétition du premier cycle, mais plutôt d’une reprise puisqu’on ne découvre plus ce que l’on est en train de revivre ; ou bien chaque démarrage d’un nouveau cycle « remet les compteurs à zéro », c’est-à-dire que chaque cycle est vécu pour lui-même, comme un événement unique et neuf, oublieux de ce qui l’a précédé et inconscient de ce qui lui succédera ; dans ce cas, il ne s’agit pas non plus d’un véritable retour puisque celui qui le vit ignore qu’il ne fait que le revivre. Pour qu’il y ait devenir et non simplement rengaine, il faut que du hasard et de l’imprévisible soient redonnés à chaque fois, de sorte que chaque cycle soit différent du précédent. Autrement dit, il faut injecter de la différence dans la répétition, c’est-à-dire empêcher la … répétition à l’identique.

Ces difficultés qui jaillissent immanquablement, que l’on fasse intervenir ou non la mémoire dans l’affaire, n’ont pas suffi à entamer l’aura du mythe de l’éternel retour. Ironiquement, celui-ci s’amuse à « revenir éternellement » dans nos discours nostalgiques. Sans doute espère-t-on grâce à lui retrouver l’origine même des choses par-delà leur dissémination temporelle. Mais ce n’est pas parce que certains phénomènes se répètent que le temps lui-même se répète. Autrement dit, l’existence des cycles dans le temps, comme ceux des saisons, n’impose nullement au temps d’être lui-même cyclique. D’une façon générale, le temps ne possède pas nécessairement les propriétés des phénomènes qu’il contient.

Iconoclastes, les physiciens ont chois d’adopter le temps linéaire plutôt que cyclique en vertu du principe de causalité. Ce principe est une méthode de rangement des événements. Dans sa formulation classique, il stipule que la cause d’un phénomène est nécessairement antérieure au phénomène lui-même. Cet ordre obligatoire et absolu vient immédiatement interdire les voyages dans le temps, car ceux-ci permettraient de retourner dans le passé pour modifier une séquence d’événements ayant déjà eu lieu. Dans un temps cyclique, aller vers le futur équivaut à retourner vers le passé, le devenir revient sur lui-même pour tout faire réapparaître, de sorte que ce qu’on appelle la cause pourrait tout aussi bien être l’effet et vice versa. Une telle possibilité conduirait à affronter de bien curieuses situations : un être humain pourrait supprimer dans le passé l’un des causes qui ont permis sa naissance, par exemple toute rencontre entre son père et sa mère. Un tel paradoxe, possible avec le temps cyclique, ne l’est plus avec un temps linéaire, celui-ci ordonnant les événements selon un enchaînement chronologique irrémédiable.

 

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Souvent, le temps est associé à l’espace, au motif que nous sommes dans l’un et dans l’autre, et que nous ne pouvons nous extraire ni de l’un ni de l’autre. Mais nous venons de découvrir une différence essentielle entre le temps et l’espace : nous pouvons nous déplacer à notre guise à l’intérieur de l’espace, aller et venir (en principe) dans n’importe quelle direction, alors que nous ne pouvons pas changer notre place dans le temps. L’espace parait donc comme le lieu de notre liberté, tandis que le temps emprisonne nos vies. Nous sommes « embarqués », comme disait Pascal. Nous voudrions nous libérer, mais toute tentative de fuite est vouée à l’échec, si bien que notre liberté (si elle existe) n’est pas légère comme la grâce, mais ressemble déjà à une pesanteur : enchainés au présent, nous ne pouvons pas migrer hors de lui. Cela a comme conséquences que nous ne pouvons rien changer à notre âge, même avec des crèmes antirides, et que tout trajet effectué dans l’espace est nécessairement chronophage. En clair, un aller et retour dans l’espace est toujours un aller sans retour dans le temps.

Le principe de causalité a un autre versant consistant à dire que « les mêmes choses produisent les mêmes effets ». Il implique que certains phénomènes doivent se reproduire tels quels dès lors que leurs causes se répètent. La causalité, si elle interdit au temps d’être cyclique, organise toutefois des répétitions en créant la possibilité que certains événements réapparaissent à l’identique à différents moments du temps linéaire. Elle permet parfois, quoi qu’on en dise, à l’Histoire de « repasser les plats », aux périodes de vaches maigres de succéder aux périodes de vaches grasses (à moins que ce ne soit l’inverse), aux alpinistes d’éprouver presque toujours la même joie en foulant un sommet et aux histoires d’amour de finir mal en général, du moins si l’on en croit la rumeur et les chansons. En ce sens, la causalité est également une garantie de rebelote systématique.

Dès qu’elle fut affirmée, la linéarité du temps a ouvert de nouvelles perspectives. Rythmée par l’émergence de nouveautés possibles, marquée d’événements uniques, tendue vers un futur forcément neuf, elle rompait radicalement avec les bégaiements du temps cyclique. Elle fit de l’avenir une aventure et une invention. Avant elle, la rengaine sempiternelle, la répétition lancinante de schémas identiques ; après elle, la production historique, l’invention continue, la liberté créatrice.

Le temps ne fait pas de boucles ni n’enchaine les révolutions. Il fonce droit devant lui. Sans cesse, le défilé linéaire de ses secondes pressées grignote des bribes de perfection circulaire ».