Malinconia

 

J’aime revenir régulièrement aux quatuors à cordes de Beethoven. Il n’y a pas si longtemps que je vous parlais d’autres quatuors. Mais bien souvent, ce sont les derniers chefs d’œuvres du compositeur qu’on cite et qu’on admire. Il faut pourtant rendre justice aux premiers essais en la matière que sont les six quatuors à cordes de l’opus 18. 

Ces six œuvres, qui furent composées entre 1798 et 1800, sont un véritable recensement de tous les moyens dont Beethoven disposait pour ce genre de formation. Si on y trouve de temps à autre des influences de Haydn et de Mozart (comment en serait-il autrement ?), il faut bien reconnaître que les premières tentatives dans ce domaine de la musique de chambre sont des réussites. On sent d’emblée une singulière personnalité musicale, un sens inédit de la forme et une volonté expressive hors du commun.


 

Portrait présumé de Beethoven jeune (italien anonyme)
Portrait supposé de Beethoven jeune (peintre italien non identifié)


 

Les six premiers quatuors, regroupés pour la publication chez l’éditeur Mollo à Vienne en 1801, ne furent pas composés dans l’ordre de présentation du recueil. En effet, c’est le troisième qui fut élaboré en premier lieu. Le deuxième est en réalité celui qui aujourd’hui, porte le n°2 et le plus tardif de cette série est le quatrième, juste après celui que nous nommons « La Malinconia », opus 18 n°6. Ce fouillis s’explique par la volonté de l’éditeur et du compositeur d’organiser les compositions en fonction de leurs proportions et de leur complexité. Ainsi, commercialement, il était préférable d’ouvrir l’édition par une œuvre accessible, de placer les plus complexes au centre et de terminer par deux œuvres magistrales, comme en fin de cycle. Cette disposition interne fut, du reste, conseillée par Schuppanzigh, premier violon du quatuor du même nom et ami de Beethoven. Cet ensemble de chambre restera fidèle au compositeur jusqu’aux dernières œuvres et sera, le plus souvent, le premier interprète de ces monuments de musique. 

Le sixième quatuor, La Malinconia (la mélancolie) comporte, avec son dernier mouvement, le spécimen le plus étrange de tout l’opus 18. Il débute par une introduction lente et très expressive qui anticipe sur de nombreuses œuvres ultérieures. Beethoven semble avoir trouvé ici son langage le plus personnel. Il va même jusqu’à indiquer au-dessus de la partition que : « cette pièce doit être traitée avec la plus grande délicatesse ». 

Le mouvement débute donc par un adagio qui nous plonge progressivement dans une ambiance tragique. Cette recherche de la dissonance, ce travail sur la tension portée à son comble, ne furent pas inventés par Beethoven. De nombreux cas de sonates, de quatuors ou de symphonies se trouvent d’ailleurs chez Haydn, un temps le professeur de Beethoven et son maître. Cette manière relevait de l’esthétique Sturm und drang de la fin du XVIIIème siècle. Pourtant, chez Beethoven, cette expressivité et ce langage très tendu inaugure la dimension prométhéenne du propos et l’accablement de l’homme face au destin. Ainsi de cette mélodie mélancolique, presque une prière, qui ouvre la pièce sous les archets des deux violons et de l’alto.


 

Beethoven Malinconia 1
Beethoven Malinconia 2


 

Suit un petit motif incisif qui laisse progressivement la place à une sorte de déploration presque funèbre. Le motif se fait alors plus incisif, plus grave et le sentiment du tragique prend le pas sur la mélancolie. Le violoncelle le chante d’abord comme une sourde plainte qui devient presque cri et retombe avec une sorte de fatalisme particulièrement émouvant.


 

Beethoven Malinconia 3


 

Soudain, sans transition, on débouche sur un rondo (alternance d’un refrain et de couplets) très joyeux et libre. Beethoven indique : « attaca subito il allegretto ». De fait, les nuages se sont dissipés laçant place au ciel bleu et au soleil. Le refrain ressemble à une danse populaire, sorte de ländler très vif et virtuose joué au premier violon. Les autres l’accompagnent. Mais la surprise, et l’audace de la pièce est la forme des couplets qui reprennent parfois les sombres fantômes de l’introduction. L’adagio nous poursuit jusque dans la coda finale et l’ambiance mélancolique redevient la norme de la pièce. Nous oublions très vite le gai refrain. A chacun de ses retours, il semble s’affaiblir et plier sous les coups tragiques. Thème majeur et fier, il passe en mineur, à la fin, il se ralentit et semble mourir.  

Mais jamais Beethoven ne termine sur une note pessimiste. Alors le refrain semble s’échapper de l’emprise maléfique et achève la pièce prestissimo par un joyeux trait de virtuosité, presque comme dans un concerto pour violon. Les nuages sont balayés, définitivement.


Superbe interprétation du Quatuor Alban Berg… une référence de premier ordre!


 

Pour ceux qui voudraient visualiser un plan plus détaillé de ce mouvement inhabituel, voici son déroulement :

 

  1. Introduction (Adagio)
  2. Rondo (allegretto) A (refrain ländler) – B (en développement) – A – C (en imitations) – A
  3. Rappel de l’introduction (Adagio)
  4. Rondo A en tonalité mineure
  5. Rappel bref de l’introduction (Adagio)
  6. Rondo A – D (en imitations) – A (lent) – A (prestissimo)
  7. Coda finale.

 

 

En fait, ce mouvement est une triple synthèse de l’écriture de Beethoven à cette époque. L’écriture est encore conventionnelle et cherche à exploiter les moyens développés par ses prédécesseurs. Ensuite, on discerne bien le travail sur le rythme et ses développements et déformations, qui seront un leitmotiv de la pensée du compositeur. Enfin, l’exploitation de l’harmonie, audacieuse parfois, et de la mélodie dans un but purement expressif alliant les contrastes dynamiques les plus saisissants finissent de définir un style qui n’est plus classique, mais profondément romantique. Là se dessinent les combats individuels de l’homme face à son destin, là se trouvent les sources d’une vaste pensée qui aboutira, plus de vingt cinq ans plus tard à l’expression totale si économe et pourtant si efficace.