Le beau piano de Ravel

Séductrice, fantasque et colorée, la musique pour piano de Maurice Ravel constitue un fleuron de taille dans le répertoire des pianistes. On l’a entendu récemment lors du dernier concert de l’U3A où Thomas Waelbroeck nous a donné sa version du Tombeau de Couperin, une oeuvre géniale.

 

 

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 Maurice Ravel en 1925

Orchestrateur de génie, sa connaissance des timbres instrumentaux se ressent tout au long de sa production pianistique. Formé par G. Fauré au conservatoire de Paris, il découvre cette nouvelle école française plus préoccupée par les problèmes de couleur musicale que par l’élargissement de l’écriture vers un chromatisme absolu. 


 Gabriel Fauré

Gabriel Fauré

 

Participant activement à la vie musicale occidentale par les interprétations inspirées de son œuvre et les nouvelles compositions originales, il est reconnu du monde entier après avoir été accusé d’imiter Debussy. 

Son style possède la clarté des anciens maîtres du XVIIIe siècle Rameau et Couperin tout en utilisant nombre d’innovations rythmiques et harmoniques. Le contraste des masses sonores et leur traitement quasi orchestral s’allie à une virtuosité remarquable. Sa musique, basée essentiellement sur des évocations poétiques, est très séduisante. Plusieurs pianistes de premier plan (R. Vines surtout) furent d’ardents défenseurs de Maurice Ravel bien avant sa consécration définitive. 


 Ravel au piano

 Maurice Ravel

 

La sonatine, ébauchée en 1903 en vue d’un concours de composition, ne fut terminée qu’en 1905. Publiée par les éditions Durand, cette petite pièce est un véritable bijou de finesse et d’originalité. Sa brièveté la démarque nettement des grandes sonates germaniques. Le petit quart d’heure de musique est, en outre, d’une originalité sonore remarquable. Trois mouvements la composent. Le « Modéré » initial s’inspire de la forme-sonate à deux idées principales. La modulation et l’utilisation libre des plans sonores provoque chez l’auditeur un sentiment de mouvance et de grouillement sonore. Le second volet, dans le tempo d’un menuet, fait office de mouvement lent. Ravel le voulait « lent mais allant et surtout avec une grande rigueur de rythme ». M. MARNAT, Ravel, Ed. Fayard, Paris, 1986. 

 

Très bref, ce menuet, parfois un peu solennel, s’oppose à son trio central souple et ornementé. Enfin, le final « animé » est une sorte de Toccata virtuose dont la forme rondeau s’allie au mouvement perpétuel. Tous les thèmes de cette sonatine dérivent les uns des autres, souvenir lointain, mais bien présent, de l’écriture cyclique de César Franck. La pièce se termine dans la joie et la jubilation d’une virtuosité étincelante.  

La sonatine et les Miroirs, presque contemporains, s’imposèrent vite comme des incontournables du piano ravélien. Trois ans plus tard, en 1908, après s’être consacré à son opéra « l’Heure espagnole », il livra aux mélomanes son sommet pianistique, le triptyque inspiré des poèmes d’Aloysius Bertrand (1807 – 1841), Gaspard de la nuit.  

Les soixante-cinq poèmes (1835) de l’auteur fantasque très proche de E.T.A. Hoffmann fascinèrent Ravel qui entreprit d’utiliser trois textes pour sa nouvelle œuvre. Ondine, Le Gibet et Scarbo furent créés par R. Vines en janvier 1909 à la Société Nationale de Musique.  

Si cette nouvelle merveille musicale se rattache à la musique à programme (Ravel fit reproduire le texte correspondant à chaque pièce en marge de la partition), l’auteur la qualifiait de « poème pour le piano » et Alfred Cortet soulignait que « nous ne le verrons pas moins en négliger les péripéties, ne retenir de l’argument que le trait essentiel, l’élément suggestif, point de départ d’un nouveau poème qui se profile sur l’ancien plutôt qu’il ne le commente ». Cité par F.R. TRANCHEFORT, Guide de la musique de piano, Ed. Fayard, Paris, 1987. 

 

1. Ondine 

– « Ecoute ! – Ecoute ! – C’est moi, c’est Ondine qui frôle de ces gouttes d’eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ; et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi.


 

Ravel Ondine partition

 


« Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle de feu, de la terre et de l’air.

« Ecoute ! – Ecoute ! – Mon père bat l’eau coassante d’une branche d’aulne verte, et mes sœurs caressent de leurs bras d’écume les fraîches îles d’herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne. » 

Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt, pour être l’époux d’une Ondine, et de visiter avec elle son palais, pour être le roi des lacs. 

Et comme je lui répondais que j’aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s’évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus. 

 


  Ravel Ondine

 


 

2. Le Gibet 

Ah ! ce que j’entends, serait-ce la bise nocturne qui glapit, ou le pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire ?

Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre stérile dont par pitié se chausse le bois ? 

Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles sourdes à la fanfare des hallali ? 

Serait-ce quelque escarbot qui cueille en son vol inégal un cheveu sanglant à son crâne chauve ? 

Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi-aune de mousseline pour cravate à ce col étranglé ? 

C’est la cloche qui tinte aux murs d’une ville sous l’horizon, et la carcasse d’un pendu que rougit le soleil couchant. 

 

  Ravel Gibet

 


 3. Scarbo 

Oh ! que de fois je l’ai entendu et vu, Scarbo, lorsqu’à minuit la lune brille dans le ciel comme un écu d’argent sur une bannière d’azur semée d’abeilles d’or !

Que de fois j’ai entendu bourdonner son rire dans l’ombre de mon alcôve, et grincer son ongle sur la soie des courtines de mon lit ! 

Que de fois je l’ai vu descendre du plancher, pirouetter sur un pied et rouler par la chambre comme le fuseau tombé de la quenouille d’une sorcière ! 

Le croyais-je alors évanoui ? le nain grandissait entre la lune et moi comme le clocher d’une cathédrale gothique, un grelot d’or en branle à son bonnet pointu ! 

Mais bientôt son corps bleuissait, diaphane comme la cire d’une bougie, son visage blémissait comme la cire d’un lumignon, – et soudain il s’éteignait.

 



 


Gaspard de la nuit n’est un poème romantique que par l’argument original. Il échappe à l’analyse par la liberté poétique de son écriture. Tour à tour insaisissable (ondine), funèbre et cauchemardesque (Le Gibet) et imprévisible (Scarbo), il nous plonge dans un monde sonore inouï. Les richesses de l’harmonie tantôt fluide et claire, tantôt dissimulées sous les couches mélodiques surprennent et émerveillent. Sans jamais rompre avec les principes tonaux, Ravel crée ici l’une de ses pièces les plus modernes. La technique pianistique mise en œuvre est complexe et diversifiée. Elle repousse les limites de l’instrument avec une aisance déconcertante, libérant, comme par magie, une multitude d’impressions sonores plus saisissantes les unes que les autres. Gaspard de la nuit reste l’une des plus grandes contributions du musicien à la musique du XXe siècle.