Sokolov à Salzbourg

« Je n’aime pas ce qui n’est pas du ressort de la musique. Tout ce qui dérange la musique est contre elle et n’a pas sa place à ses côtés. Si vous aimez la musique, vous n’aimez pas ces autres choses, c’est clair… Si vous aimez la musique, vous acceptez l’idée qu’elle suffise pour votre vie entière ».

Grigory Sokolov, Piano, Salzburg, 2008, Récital, Mozart, Chopin, Bach, cd, DGG

 

Ces mots, accordés par le grand pianiste russe Grigory Sokolov en 2006 à Jessica Duchen de la revue International Piano Magazine, témoignent du refus du musicien de s’encombrer, dans sa vie artistique des contraintes extérieures à la musique. Il refuse ainsi de jouer avec orchestre car le manque de répétition nuit à la qualité de la musique, il refuse également de donner des programmes complets aux organisateurs longtemps à l’avance, considérant qu’il ne peut pas savoir ce qu’il aura envie de jouer au moment du concert. De même, rare dans les interview et les studios d’enregistrement, Sokolov préfère la vie du concert et accepte quelques fois que ses récitals, captés par son agent, soient publiés. 

C’est heureusement le cas du magnifique que le grand homme offrait aux auditeurs chanceux dans la maison même de Mozart lors du Festival de Salzbourg en 2008 et qui vient de paraître sur le label DGG. Au programme, deux superbes sonates de W.A. Mozart, les deux composées en fa majeur (K. 280 et K. 332), les Vingt-quatre Préludes op.28 de F. Chopin et pas moins de six bis, Sokolov est toujours généreux sur ce point, dévoilant de superbes miniatures de F. Chopin (dernières mazurkas), A. Scriabine (Poèmes op.69) et J-P Rameau (Les Sauvages), puis finissant par le sublime Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ BWV 639 après lequel seul le silence peut s’imposer.

Grigory Sokolov, Piano, Salzburg, 2008, Récital, Mozart, Chopin, Bach, cd, DGG

 

Tout au long des 110 minutes de ce récital exceptionnel, Grigory Sokolov nous conduit dans les méandres sublimes de sa pensée musicale. Quelle variété de couleurs ! Quelle finesse ! Sa sonorité, toujours claire mais jamais dure fait penser à l’école russe. D’aucuns aimeraient faire de lui le dernier représentant de la grande École russe, ce que, lui, réfute avec force : « Tous les musiciens sont différents, et chaque individualité est très différente des autres. Je ne pense pas que cela ait grand sens de parler d’école pour désigner non pas un bâtiment, mais ce qui serait enseigné dans certaines parties du monde. Si nous allons au musée, poursuit-il, nous voyons des tableaux de Rembrandt et de Rubens, mais d’autres, aussi, attribués à l’ « école de Rembrandt » ou l’ « école de Rubens ». Ce qui veut dire finalement que des peintres appartenant à une « école » n’avaient pas une personnalité qui permette de nous souvenir de chacun d’eux comme d’un artiste de plein droit. Cette personnalité, c’est cela qui est important en art ».

Grigory Sokolov, Piano, Salzburg, 2008, Récital, Mozart, Chopin, Bach, cd, DGG

 

Si l’on comprend aisément les propos du pianiste, il me faut cependant les préciser. Chaque musicien, comme chaque peintre n’est pas issu de nulle part et les racines sont souvent évidentes. Lorsqu’on écoute les représentants majeurs de l’École russe de piano, ceux issus de la classe de H. Neuhaus, des Sviatoslav Richter ou Emil Gilels, par exemple, on ne peut s’empêcher de reconnaître un air de famille, une approche assez semblable des éléments de base du jeu pianistique. 

Pourtant, jamais nous ne confondrons les deux pianistes dont la personnalité est absolument unique. Comme le souligne Sokolov, c’est bien la personnalité qui fait l’homme… à condition que lors de son apprentissage, il ait reçu un enseignement dont la stabilité et la rigueur n’étouffe pas cette individualité de l’artiste. C’est donc de pédagogues exceptionnels, capables de révéler l’artiste à lui-même dont l’art a besoin. Et cela, ça existe dans toutes les régions du monde ! La question d’école peut donc paraître superflue… par contre on peut préférer une approche de l’instrument et de la musique à une autre. C’est là la riche diversité de l’humanité.

Une chose est sûre, Sokolov ne s’embarrasse plus de ces considérations, étant lui-même devenu la musique qu’il joue. Dans les formidables sonates de Mozart, le pianiste nous conduit au cœur de l’émotion. Il y avait longtemps que je n’avais plus entendu de Mozart si profond, si émouvant… bouleversant ! En écoutant les adagios de ces deux œuvres, on comprend toute la dimension humaine de Mozart, toute sa simplicité et son évidence. C’est là tout l’art du musicien ; il nous offre la chance quasi initiatique de nous révéler, les yeux remplis de larmes, le lien fondamental qui nous unit à Mozart ! 

 

Si vous n’avez pas le temps d’écouter toute la sonate, écoutez l’Adagio à partir de 7’35 ».

 

Les Préludes de Chopin sont d’un niveau tout à fait exceptionnels. Parfaits, pensés dans leur forme, comme 24 miniatures qui, outre le fait qu’ils ne préludent à rien, ont comme singularité leur diversité et pourtant leur unité. C’est un voyage en 24 étapes et chacune de ces dernières est un monde en soi. Un univers éphémère, certes, mais qui s’ancre en nous comme la déclinaison de nous-même. Là encore, le tour de force est exceptionnel. On ne décroche jamais. Notre émotion passe par toutes les couleurs que F. Chopin, avec tellement de justesse, parvient à créer. Bonheur total ! 

Et que dire de ces bis à répétition qui prolongent la profondeur du récital. Les Mazurkas 2 et 3 de l’opus 63, sublimes synthèse de la pensée de Chopin, entre mélancolie, mal du pays, maîtrise du chant et danse stylisée alternent avec bonheur avec les deux Poèmes de Scriabine, hautement symbolistes et philosophiques… mystérieux et fantasques… comme si le temps nous regardait ! La pièce de Rameau est justement ce saut dans le temps livré avec spontanéité, finesse et humour. 

Mais après de tels voyages et de telles émotions, il s’imposait de retrouver le silence par la méditation. Le bref choral Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ BWV 639 (Je t’appelle, Seigneur Jésus-Christ), tiré de l’Orgebüchlein est absolument sublime. Le texte du choral, dont je reproduis la première strophe ci-dessous, dépasse, comme toujours la confession et sa mise en musique par Bach atteint à l’universalité. 

 

Grigory Sokolov, Piano, Salzburg, 2008, Récital, Mozart, Chopin, Bach, cd, DGG

 

 

Les derniers mots « … que je sois utile à mon prochain et que je garde ta parole » sont symboliques du partage et de la grandeur du propos, deux valeurs que Grigory Sokolov a ouvertement le désir de transmettre. En cette fin de récital, rien ne pouvait mieux que Bach, conclure cette véritable leçon de musique !

 

Il ne s’agit pas de l’enregistrement présent sur le cd, ici, la prise date d’un concert à Munich le 15 novembre 1990.