Folies en scène…!

Il est plus que jamais très enrichissant d’examiner les rapports entre l’histoire des êtres humains et la musique. Ainsi, ce que nous avons nommé depuis toujours la « folie » et qui, aujourd’hui, est désormais exclu du vocabulaire de la médecine occupe une place importante dans l’art. Depuis longtemps, ce sujet me fascine parce qu’il génère des chefs d’œuvres extraordinaires qui témoignent de la quête psychologique et philosophique de l’individu, des ses craintes, de ses peurs et de ses limites.

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Théodore Géricault (1791-1824) – La folle (1822)

Ma première révélation a été le constat que la folie, que nous associons dans la musique aux héroïnes surmenées du belcanto italien, est présente dans toutes les manifestations artistiques.

La peinture, à travers Bosch, Breughel et beaucoup d’autres, ne s’est pas privée de nous montrer les aspects les plus frappants de leur perception. La littérature n’est pas en reste. Pensez, par exemple, à E.T.A. Hoffmann. Dans la musique, la folie peut se présenter de manière inattendue dans la musique instrumentale ou dans la mélodie. Le cas de R. Schumann est suffisamment révélateur pour ne pas s’y attarder aujourd’hui

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Jérôme Bosch, La Cure de la Folie, vers 1494.

Le mot folie trouve sa racine dans le latin « follis » qui signifie ballon rempli d’air. C’est la manière ironique qu’avaient les anciens de nommer le déséquilibre psychique. La médecine ne l’utilise plus aujourd’hui car trop teinté par une couleur péjorative. Elle lui préfère l’expression de troubles psychopathologique.

Depuis la nuit des temps, l’homme a été fasciné (effrayé) par les pathologies psychiques. Dans les temps les plus reculés, le déséquilibre mental était interprété comme un signe démoniaque. Les religions ancestrales ont rapidement attribué les dites souffrances de l’esprit à la punition divine. Le Psaume 52 ne dit-il pas que le fou est celui qui dit que Dieu n’existe pas? Les grecs et les romains seront déjà plus « scientifiques » en constatant que la folie n’était pas le résultat d’une punition divine, mais qu’elle émanait du cerveau de l’homme lui-même.

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Tony Robert-Fleury, les aliénés de la Salpétrière

Bien que Saint Augustin au IVème siècle soit encore de cet avis et prône une introspection avec le secours de Dieu, le Moyen Âge en revient essentiellement à la possession et à l’hérésie. Il faut donc se débarrasser de ces sorciers qui mettent l’autre en danger. Ce n’est qu’à la Renaissance que l’homme revient à l’observation de la nature. On commence à parler de maladie. On classe les symptômes, on cherche à soigner plus qu’à punir.

Les XVIIème et XVIIème siècles voient la création des asiles (voir le « Grand Renfermement » de 1656 à l’Hôpital Général de Paris évoqué par Michel Foucault dans son histoire de la folie). Plus prison qu’hôpital, l’enfermement était autant politique que scientifique. Cependant, on observe les maladies et on affine le classement des pathologies.

 

Hopital général de Paris

 

L’Hôpital Général de Paris au XVIIème siècle

C’est précisément à cette époque que naît l’opéra. Immédiatement, les intrigues font mention des déséquilibres chez les personnages. Sans chercher à comprendre les causes de cette folie, les héros mis en scène sont, une fois pour toutes, fous. Néron et Poppée le sont de manière légendaire et Monteverdi ne cherche pas à en divulguer les causes. C’est avec le fameux Orlando de Haendel que pour, la première fois, un début d’explication se présente aux yeux et aux oreilles des auditeurs. Le célèbre neveu de Charlemagne ne supporte pas que la belle Angelica lui échappe pour un autre. Il devient fou. La musique déploie alors une série d’artifices rhétoriques extraordinaires (dissonances terribles, alternance de chant et de paroles, on a là même la première manifestation d’une mesure à cinq temps dans la musique occidentale). La folie d’Orlando va en amener bien d’autres.

 

La Reine de la Nuit dans la Flûte enchantée de Mozart, au programme très bientôt à l’Opéra royal de Wallonie, est la parfaite illustration de l’hystérique paranoïaque incurable. Sa soif de vengeance et de mort est illustrée par les vociférations (sublimes) de son célèbre second air. Il faut cependant attendre le XIXème siècle pour que la folie suscite enfin un peu d’humanité. On cherche à montrer comment on peut basculer. L’examen de l’individu propre au romantisme conduit au constat d’une psychologie plus complexe que le traditionnel manichéisme.

 

la folie devient un incontournable des scènes d’opéras. Ces fameuses scènes, essentiellement féminines, font le régal et l’émotion du public. Les compositeurs et leurs librettistes définissent clairement la prédisposition de la victime, l’événement déclencheur ainsi que le moment de la bascule. L’œuvre entière s’élabore de manière presque clinique en fonction de la scène de folie. Toutes les ressources du bel canto (vocalises, coloratures, écarts de dynamique) et de l’orchestre moderne sont au service de ces femmes trahies et humiliées. Elles se nomment Imogène, Maria Stuarda, Lucia di Lammermoor, …

  

Lucia, scène de folie

Verdi va nous montrer que la femme n’est pas la seule à basculer sous la pression. MacBeth et son épouse sont animés par la folie meurtrière. Pourtant, c’est avec Otello que la démence prend un véritable sens masculin. Ne supportant pas les révélations de Iago (un des plus grands psychopathes de l’opéra italien avec Scarpia), il bascule et commet l’irréparable en assassinant son épouse après être passé par des moments de forte agitation.

 

La révolution psychanalytique de Freud au début du XXème siècle va pousser beaucoup plus loin l’investigation de l’âme humaine. L’inconscient, siège des pulsions de vie, de mort et sexuelles, va désormais habiter les scènes. Pensons au cas freudien de la Lulu de Berg qui au delà de la prostitution sordide, vit une totale soumission aux hommes exacerbant ses pulsions sexuelles jusqu’à la folie. Mieux encore, l’Elektra de Hoffmanstahl, mise en musique en 1909 par R. Strauss, est habitée par le complexe d’Oedipe. Tiraillée entre le besoin de vengeance de son père Agamemnon, elle doit donner la mort à sa mère assassine, Clytemnestre, et à son amant Oreste. Venger son père en commettant un matricide, voilà toute l’horreur la tragédie d’Elektra. L’opéra, en conséquence, est un terrible hurlement de deux heures dont on ne ressort pas indemne.

Elektra de Strauss

Elektra de Strauss

Les théories sur les archétypes communs à la race humaine développées par Jung semblent apporte des notions sur la psychologie de masse. La foule rejette ceux qui sont différents. Les théories nazies et dictatoriales de l’histoire en sont l’exemple le plus frappant.

C’est en effet ce que dénonce Britten avec son génial opéra Peter Grimes en 1944-45. La foule pousse le rustre et inquiétant pécheur Peter à se suicider. Soupçonné d’assassiner ses apprentis (aucune preuve n’est apportée dans l’opéra), le peuple bien pensant ne peut tolérer sa différence. Britten dénonce l’injustice de la pression populaire. Il revendique le droit à la différence pour Peter, mais surtout pour lui. Il était homosexuel et pacifiste à une époque redoutable pour ce qui était encore considéré comme une déviance (ou une sorte de folie)!

Vous le voyez, le sujet est inépuisable, mais à travers ce parcours, il me semble frappant de constater une fois de plus que l’art est préoccupé par le fonctionnement de l’être humain. Dans la musique et l’opéra, l’artiste se met au service d’une vision du monde inséparable de son époque et il utilise tous les moyens qu’il possède. Mieux encore, il innove, il invente de nouveaux procédés qui se veulent encore plus près de la vérité de l’homme qu’il connait. Il n’hésite pas à observer, étudier et chercher à comprendre.

S’il est vrai que l’opéra comporte toute une série de conventions qu’il faut admettre pour jouir d’une représentation, il nous faut aussi faire le voyage dans le temps admettre la vision d’une époque. Alors, tous les héros d’opéras ont beaucoup à nous apprendre sur nous-mêmes.