« Celui que l’on s’obstine à nommer le grand pianiste, pour ne pas être obligé de convenir qu’il est un des grands compositeurs de notre époque ».
Camille Saint-Saëns
La déclaration de Saint-Saëns correspond parfaitement au propos que je tenais cet après-midi lors du premier cours consacré à Franz Liszt (1811-1886). Il est grand temps, désormais, qu’on s’applique à reconnaître chez lui l’un des plus grands compositeurs du 19ème siècle.
Lassé par la vie de virtuose, Liszt décide en 1842 d’un changement radical de carrière musicale : il devient Kapellmeister à Weimar, c’est-à-dire responsable de la musique, en tant que compositeur et chef de l’orchestre de la cour. Lui qui s’était presqu’exclusivement consacré au piano, comme interprète et comme compositeur, se tourne maintenant vers l’orchestre. C’est à Weimar que naissent ses fameux poèmes symphoniques, dans le sillage de la Symphonie fantastique de Berlioz. C’est également à Weimar que Liszt compose ses Concertos pour piano et ses deux symphonies à programme.
À Paris, Liszt, assoiffé de découvertes intellectuelles, s’est progressivement fait le catalyseur des mondes musico-littéraires. Ses deux symphonies témoignent du rapprochement caractéristique du XIXe siècle entre littérature et musique, initié par Berlioz et qu’il a largement repris, et du goût prononcé pour le fantastique : l’une emprunte à Goethe – la Faust-Symphonie de 1854 –, l’autre à Dante en 1855.
Liszt est initié à la poésie de Dante par Marie d’Agoult, alors que tous deux passent de nombreux séjours en Italie dans la seconde partie des années 1830. La légende veut que le couple lise le poète italien assis sur une statue le représentant avec sa muse Béatrice…
La forte impression de la Divine comédie sur le compositeur suscite en lui l’écriture en 1837 d’une œuvre pour piano, Fragment d’après Dante, qu’il révisera en 1849 et qui, devenue Après une lecture du Dante, constituera la dernière partie de l’Italie, extrait des Années de pèlerinage.
Domenico di Michelino, Dante et la Divine Comédie, 1465, Dôme de Florence
Quelques années après, et alors que Liszt vient de terminer sa Faust-Symphonie d’après Goethe, il s’inspire à nouveau de la Divine comédie de Dante pour composer une nouvelle symphonie à programme dont les trois mouvements reprennent les trois étapes du voyage exposé dans le poème de Dante.
Si Liszt avait dans les années 1840 noté quelques thèmes calqués sur la prosodie du poème de Dante, la composition de la symphonie ne débute qu’au milieu de l’année 1855. « Inferno » et « Purgatorio » sont terminés l’année suivante. Bien entendu, Liszt souhaitait écrire l’ultime étape, le paradis, mais Wagner a réussi à l’en dissuader ; pour Wagner, nul compositeur, quel que soit son talent, ne pouvait recréer le paradis sur terre. Liszt décida alors d’ajouter à l’ »Inferno » et au « Purgatorio » un Magnificat avec chœur de femmes ou d’enfants, s’enchaînant au « Purgatorio ». La Dante-symphonie, dédiée à Richard Wagner, est créée le 7 novembre 1857 à Dresde, Liszt dirigeant l’orchestre. C’est un échec retentissant, en grande partie causé par la contre-performance de l’orchestre. À sa décharge, ce dernier – composé pourtant de véritables virtuoses auxquels Liszt a écrit des parties extrêmement difficiles – n’a bénéficié que d’une seule répétition, bien insuffisante pour cette musique d’une grande richesse et aux exigences instrumentales neuves, comme en témoignent les nombreux commentaires sur la partition, destinés aux musiciens et au chef d’orchestre. (Citation du texte de la Médiathèque de la Cité de la Musique à Paris)
Voici, en outre, comme Richard Wagner, avec une part de ses excès, percevait l’échec de cette œuvre qu’il admirait énormément :
« Les réactions du public m’ont aidé à comprendre l’accueil réservé par le public aux œuvres de Liszt.
J’ai réécouté la Dante-Symphonie et me suis demandé quel rang pouvait occuper dans notre monde artistique une œuvre aussi géniale que magistrale. J’ai parlé ailleurs des difficultés auxquelles on est confronté lorsqu’on tente de se faire une opinion sur le chef-d’œuvre de Dante. L’œuvre de Liszt ne pose pas ce genre de problème : elle s’est imposée à mon esprit comme la création d’un génie délivrant les idées du poète de l’Enfer pour les conduire au Paradis. Dans l’œuvre de Liszt, l’âme du poème de Dante est comme transfigurée. Michel-Ange lui-même n’avait pas pu rendre ce service à ce grand maître : ce n’est qu’après que notre musique eut reçu de Bach et de Beethoven le pouvoir de s’emparer du pinceau et du crayon que la véritable rédemption de Dante a pu enfin s’accomplir.
Michel-Ange, Le Jugement dernier, détail, 1536, Chapelle Sixtine à Rome: La barque de Charon : Michel-Ange s’inspire directement de Dante qu’il avait lu : « Charon le diable aux yeux de braise les recueille toutes (les âmes) et leur fait signe, battant avec sa rame celles qui s’attardent. »
La Dante-Symphonie, l’une des créations les plus étonnantes de la musique de notre temps, est restée quasiment inconnue du public : cela n’a étonné personne ! Considérons donc en quoi cette œuvre est inactuelle pour ce public et notre époque.
Il est évident que les idées de Liszt sont trop puissantes pour un public qu’ensorcelle au théâtre le Faust de ce fade Gounod et au concert celui d’un Schumann ampoulé et emphatique.
La Dante-Symphonie agrémentée d’illustrations de Gustave Doré pour l’édition de la Divine Comédie de Dante.
On peut donc se demander comment il se fait qu’à notre époque des conceptions comme celles de Liszt aient pu naître ! Je ne me l’explique que par l’essor remarquable que prirent les meilleurs esprits français entre 1810 et 1850. Il y avait alors à Paris un groupe particulièrement remarquable d’hommes d’État, de savants, d’écrivains, de poètes, de peintres et de musiciens qu’un esprit passionné pouvait concevoir comme le public idéal devant lequel on pouvait donner une Dante-Symphonie ou une Faust-Symphonie sans avoir à craindre d’être mal compris.
Je dois reconnaître les idées de ce temps et de cette société dans le courage de Liszt, elles agirent en tous cas comme des forces motrices. Néanmoins, il a fallu au compositeur un génie très supérieur pour créer une œuvre éternelle – transcendant son temps et la société – même si, pour le moment, elle est mal accueillie à Leipzig ou à Berlin. » (R. Wagner, Le public dans le temps et l’espace, 1878, cité par C. Looten in Dans la tête de Richard Wagner, Paris, Fayard, 2011, pp. 349-350.)
… Une œuvre à redécouvrir assurément et à écouter d’une oreille très attentive !