Perles en forme de valses…

  

Il est parfois de bon ton de snober les valses viennoises qui font résonner, chaque 1er janvier la grand salle du fameux Musikverein de Vienne, dans ce qui représente l’une des traditions les plus fortes de l’Orchestre philharmonique de Vienne… et sans doute l’une des plus guindées aussi! Admettons-le, le protocole d’un autre âge peut en agacer plus d’un et l’élitisme qui entoure un tel événement n’a d’égale que son extraordinaire médiatisation et sa commercialisation. Du temps où je travaillais dans une enseigne bien connue de produits « culturels », la parution du Concert de Nouvel An était attendue avec fébrilité par des centaines d’amateurs et les ventes se répandaient à de nombreux mélomanes occasionnels qui faisaient de ce « produit » l’un des plus vendus de l’année en musique classique. Nous connaissons tous  des gens qui ne sont pas amateurs de musique et qui écoutent ou regardent le Concert de Nouvel An. C’est tant mieux, je m’en réjouis et n’ai pas peur de le dire haut et fort! L’événement est bien plus populaire qu’on ne le croit d’habitude.

 

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Si d’aucuns s’amusent à faire la critique des chefs qui défilent au pupitre de l’un des meilleurs orchestres du monde le jour de l’an, tout le monde n’en est pas capable et les critères de jugement que l’on peut lire ça et là sont souvent bien maigres et de l’ordre de la perception et du ressenti individuels. Car en vérité, l’Orchestre philharmonique de Vienne a cette musique dans le sang et, lorsqu’un des chefs invités (par les membres de l’orchestre lui-même, faut-il le rappeler?) est défaillant dans l’esprit ou la forme, les musiciens compensent bien souvent cela… comme peu d’orchestres sont capables de le faire le faire. Ces chefs sont d’ailleurs ceux qui dirigent la phalange viennoise de manière très régulière.

 

Alors, c’est vrai, certains chefs ont marqué plus que d’autres. N’est-ce pas logique et constant? Mais le Concert du Nouvel An à Vienne reste un moment privilégié de la saison musicale et de nombreuses maisons à travers le monde organisent elles aussi leur « Concert de Nouvel An » où figurent, entre autres et très souvent, les valses viennoises également décriées et dévalorisées par certains commentateurs à l’esprit chagrin. Car sans doute est-il aussi de bon ton de prétendre que cette musique est mauvaise, faible, mal orchestrée et inférieure aux autres chefs-d’œuvres de la musique! Une fois encore, je m’insurge contre de tels préjugés et jugements à l’emporte pièce. Bon nombre des valses de la dynastie des Strauss, sont plus que des œuvres alimentaires produites en série, ce sont certes des danses, elles offrent certes une sensualité et un vertige un peu désuets, mais n’est-ce pas là leur premier but. Non, ces valses ne sont pas mal construites nombre d’entre-elles sont de véritables perles, des joyaux qui obéissent à des règles chorégraphiques, certes, mais qui les dépassent pour nous offrir une extraordinaire poésie! D’ailleurs, la valse viennoise a été imitée avec plus ou moins de bonheur par de nombreux compositeurs d’horizons divers. Elle n’a jamais été égalée car cet esprit est viennois, tout simplement. Écoutez simplement ces Roses du Sud…

 

 

 

Mais je prendrai un autre exemple que je pousserai suffisamment loin pour que chacun puisse y reconnaître ma démarche objective. Et cet exemple sera rien de moins que la plus célèbre de toutes, mais sachez que des commentaires de cette sorte peuvent s’appliquer à bon nombre d’elles car chacune a sa forme et sa couleur, ses affects et ses émotions et les réduire à une seule forme équivaut à affirmer que toutes les sonates du 19ème siècle sont identiques! Prenez le temps de lire et d’écouter cette musique, oubliez le Concert du Nouvel An s’il vous gène et écoutez avec des oreilles nouvelles. Vous la percevrez comme une danse… symphonique, au sens noble du terme, ou comme un véritable poème symphonique! On a certes le droit absolu de ne pas aimer quelque chose, mais pas de le juger sans en faire le procès. 

 

Et c’est vrai qu’on cite souvent le Beau Danube bleu (An der schönen blauen Donau) comme le sommet de la pyramide straussienne, même si de nombreuses autres pièces méritent tout autant d’être mentionnées pour leur originalité comme pour leurs richesses harmoniques et orchestrales.

 

Mais, quel qu’ait été le succès rencontré par les grandes valses de Johann Strauss, c’est surtout celle-là qui est passée à la postérité, qui a fait l’objet de mille interprétations, d’arrangements, de sonneries de portables,… Il suffit d’en prononcer le titre magique pour qu’aussitôt la plupart des gens se mettent à fredonner quelques notes de cette danse voluptueuse, et cela depuis 1867 ! Car l’œuvre symbolise le triomphe de la valse partout dans le monde.


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Pourtant, il s’en est fallu de peu que cette valse ne demeure à jamais au fond du tiroir où le compositeur l’avait jetée. Lorsqu’au mois de février 1867 il la joue en public pour la première fois, ce ne sont pas les bravos habituels qui l’accueillent mais des rires moqueurs de l’auditoire. L’anecdote est amusante et surprenante. Un certain Johann Herbeck, chef d’une chorale viennoise, avait demandé au compositeur une musique sur laquelle il désirait faire écrire des paroles. Il chargea Joseph Weyl, fonctionnaire de son état et poète à ses moments perdus, hélas il en avait, de rédiger le texte adéquat. Mais l’inspiration du poète de fortune fut inattendue et, voulant célébrer l’installation des lampes électriques dans les rues de Vienne, il plaça sur la musique du Beau Danube bleu les vers suivants :

 

« Vienne, sois joyeuse !

Pourquoi donc ?

A cause de la lumière de l’arc !

Ici il fait encore sombre ».

 

On imagine sans peine l’effet qu’a produit une chorale de mille deux cents hommes se mettant à hurler de pareilles stupidités. Strauss est furieux et met la partition, pourtant précieuse, de côté en faisant le serment de ne plus jamais l’interpréter. Une autre grande valse « La Vie d’artiste » compensera cette désillusion en remportant un immense succès mettant un peu de baume sur le cœur du musicien.


 

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Pourtant, sa revanche sur le fiasco est tout aussi inattendue. A l’occasion de l’Exposition universelle de Paris, au printemps 1867, le monde entier a les yeux braqués sur la capitale française. Des milliers de visiteurs se pressent au Champ-de-Mars et toutes les têtes couronnées d’Europe ont accouru à Paris. L’ambassadeur d’Autriche, Richard de Metternich, le fils de l’ancien chancelier a profité des circonstances pour débuter un rapprochement avec la France afin de contrebalancer la puissance montante de l’Allemagne. Pour offrir de son pays une image séduisante, son épouse, Pauline, s’est assuré le concours de Johann Strauss. En effet, sa musique est jouée avec succès partout en Europe. Il est donc invité à venir se produire à Paris avec son orchestre. Malgré sa phobie des voyages, le compositeur n’a pas hésité à accepter l’invitation, suivant en cela son père qui avait réussi à triompher à Paris.

 

La soirée est rehaussée de la présence de l’empereur Napoléon III et de son épouse. Il reçoit d’ailleurs les félicitations de celui-ci à l’issue de la soirée et les deux hommes s’entretiennent un bon moment. De nombreuses personnalités insistent pour qu’un nouveau concert soit organisé et quelques jours plus tard, sous un chapiteau monté à cet effet, l’orchestre se produit à nouveau. Ce n’est plus du succès, c’est du délire. Le programme officiel terminé, Strauss est amené à donner de nombreux bis. Il a bientôt épuisé toutes ses partitions et, fouillant dans ses cartons, il redécouvre alors le Beau Danube bleu. C’est sa femme qui l’avait placé là avant son départ de Vienne. Sans trop d’enthousiasme, il donne le départ à ses musiciens. Le délire se transforme en triomphe et il doit rejouer la valse plus de vingt fois ! Le lendemain, tout Paris fredonne les thèmes de la valse et, forte d’un tel succès, elle ne quitte plus les programmes interprétés par Strauss. Le prince de Galles, le futur Edouard VII, qui l’a également entendue invite Strauss en Angleterre où, comme son père autrefois, il est applaudi par la reine Victoria.


 

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Le succès du Beau Danube bleu gagne l’Europe entière, puis l’Amérique, et bientôt, les imprimeries musicales n’arrivent plus à faire face aux commandes qui arrivent du monde entier. Depuis, le succès ne s’est jamais démenti et, preuve de son accession à l’inconscient collectif, les arrangements de toutes sortes fleurissent dans tous les styles de musiques.

 

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Voilà pour l’Histoire et la Petite histoire. Mais ce succès n’est pas seulement le résultat de l’anecdote. Il réside surtout dans la perfection de l’œuvre qui, tant au niveau de la structure que de la beauté des thèmes et de l’orchestration, en arrive à se confondre avec les meilleurs ouvrages symphoniques de son temps.

 

Dans une mesure à six temps soutenue par un trémolo des cordes, le premier cor solo donne les premières notes de ce qui deviendra vite le grand et célèbre thème de la valse. Sa sonorité douce et poétique évoque les meilleurs usages du cor des compositeurs romantiques. Le tempo plutôt modéré (andantino) nous procure un sentiment mélancolique (Sehnsucht), surtout lorsqu’aux deux tiers de l’introduction, le motif mélodique sonne en mineur dans un fortissimo expressif dont se souviendra Gustav Mahler. Mais voici que le « Tempo di Valse » fait son apparition et introduit la première danse, modérée où le grand thème chante enfin librement dans un ré majeur lumineux. Les phrases simples, les ponctuations de la harpe, l’alliage entre les articulations classiques et les « tics » savoureux des musiciens viennois, incomparables et inimitables dans leur « rubato » si particulier, donnent à cette première valse un étrange mélange de calme et de fébrilité.


 

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Alors, dans une structure binaire (A-A’/B-B’), d’autres thèmes, autres valses, en progression de tempo se succèdent. Tous leurs thèmes sont plus beaux les uns que les autres et exploitent la palette qui va du traditionnel Ländler à la Valse étourdissante. Autre moment inoubliable que ces quelques mesures qui introduisent la quatrième valse. A grands renforts de cuivres et de percussions, de larges accords introduisent l’une des plus émouvantes phrases de Strauss. Une mélodie dont se souviendra encore le grand Mahler dans sa cinquième symphonie. La longue coda (conclusion) qui termine la pièce a deux fonctions. La première est une récapitulation des thèmes entendus, la seconde propose un élargissement temporel, un peu comme dans la fin de la Moldau (1874) de Smetana, quand la rivière (encore une !) s’éloigne de l’observateur et descend vers la plaine. Le thème initial est repris de cette manière nostalgique en un dialogue entre la flûte et le cor. La péroraison, tout en grandeur et en tourbillon renoue une dernière fois avec la joie.

 

  

Oui ! Les valses de Strauss sont bien plus que de simples danses de divertissement. Elles sont la preuve d’une maîtrise technique, d’une assimilation du propos romantique. Qu’elles soient dansées lors de bals ou écoutées lors des concerts, elles peuvent nous toucher profondément par leur beauté… si on le veut bien! Il n’est pas surprenant que cette musique ait inspiré de nombreux thèmes, de grandes orchestrations et de nouvelles valses intégrées aux symphonies des maîtres ultérieurs. Schoenberg lui-même aura la plus grande estime pour cette musique faussement facile et pour ses trésors inouïs.

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