Immuable?

« Il ne faut pas vouloir ajouter
À ce qu’on a ce qu’on avait,
On ne peut pas être à la fois
Qui on est et qui on était.

Il faut savoir choisir ;
On n’a pas le droit de tout avoir ;
C’est défendu.

Un bonheur est tout le bonheur ;
Deux, c’est comme s’ils n’existaient plus. »

Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947), L’Histoire du Soldat, 1917.

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L’Histoire du Soldat au Théâtre du Nord dans une mise en scène de Omar Porras et le Teatro Malandro en décembre 2015.

Il y a trois ans, j’écrivais un billet consécutif à l’étude de la partition du spectacle théâtral et musical l’Histoire du soldat, issu de la collaboration de C.F. Ramuz et I. Stravinsky. Je vous disais avoir été bouleversé par ce Faust du XXème siècle et par sa terrible actualité. Aujourd’hui, ce billet n’a rien perdu de sa pertinence et me semble, en ce début d’année, une leçon sur laquelle nous devons nous pencher à nouveau et constater, tristement, que peu de choses ont changé. 

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Gea Augsbourg (1902-1974), deux dessins pour l’Histoire du soldat

Presqu’un siècle après sa création, l’Histoire du soldat n’a pas pris une ride. Elle révèle la faiblesse humaine face à la tentation de la possession matérielle au détriment de la paix de l’âme. J’oserais même une extrapolation directement reliée aux faits qui font la une de nos journaux depuis des années. Partout on parle de la haine, des propos haineux, racistes, xénophobes, antisémites et homophobes. Partout on ressent une terrible violence dans les propos et les actes, depuis les gestes qui prennent des significations inquiétantes jusqu’aux propos, de moins en moins voilés en nuancés, anonymes ou signés, qui font froid dans le dos. N’est-ce pas là le symbole du mal-être de l’homme, de sa peur de l’autre,… de sa peur viscérale de l’existence de l’autre… et encore de la sienne propre ? N’est-ce pas la preuve que l’individu a perdu la paix qui devrait l’habiter ?

L’argument de la pièce est d’inspiration faustienne mais reprend un vieux conte russe compilé par Alexandre Afanasiev : un Soldat pauvre vend son âme (représentée par le violon) au Diable contre un livre qui permet de prédire l’avenir. Après avoir montré au Diable comment se servir du violon, il revient dans son village. Hélas, au lieu des trois jours promis, le séjour passé avec le Diable a duré trois longues années. Personne au village ne reconnaît le Soldat : ni sa mère, ni sa fiancée, qui s’est mariée.

Le Soldat utilise alors son livre magique pour devenir fabuleusement riche. Incapable d’être heureux avec sa fortune, il joue aux cartes contre le Diable : son argent contre le violon. Le Diable gagne, mais enivré par ses gains il se laisse voler le violon. Le Soldat peut alors guérir et séduire la Princesse malade promise par son père le Roi à qui la guérirait. Malheureusement, cherchant toujours plus de bonheur, le Soldat et la Princesse quittent alors le royaume et désobéissent au Diable. Le Soldat est emporté en enfer.

L’œuvre se termine par le triomphe du démon dans une marche sarcastique. (Wikipédia)

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I. Stravinski et C.F. Ramuz, ©Fondation Théodore Strawinsky

Sans la moindre connotation politique religieuse ou philosophique, je crois fondamentalement qu’un homme en paix avec lui-même, avec ses propres démons, est capable d’accepter la différence de l’autre et ressentira une profonde empathie avec ses semblables. Les paroles de Schiller que Beethoven place comme une devise dans sa Neuvième symphonie : « Alle Menschen werden Brüder » (Que tous les hommes deviennent frères !) devrait rester un idéal, certes utopique, mais tellement beau ! Cette fraternité, qui n’a jamais semblé si lointaine, hélas, ne pourra se développer que le jour où les frustrations de l’individu auront disparu. Lorsque l’homme aura retrouvé la paix intérieure à laquelle il aspire (sauf cas « pathologiques », manipulateurs et autres gourous) et il s’agit là de démarches qui, dans notre monde, ne peuvent être qu’individuelles, alors, naturellement, on aura une chance de faire reculer la haine… Mais sans vouloir jouer l’oiseau de mauvais augure, je crains que cela n’arrive pas de si tôt. Car comme le montre encore l’Histoire du soldat, l’homme, par nature, est faible, influençable et à la merci d’autres hommes plus rusés et manipulateurs. L’éradication de la haine serait la preuve que désormais, l’homme est devenu intelligent… dans le sens premier du mot latin !

« INTELLIGO, IS, ERE, LEXI, LECTUM, tr

  • comprendre v. t : saisir par la pensée voir: comprendre se rendre compte (comprendre), (discerner, remarquer)
  • concevoir v. t : comprendre, avoir une idée de voir: concevoir
  • entendre v. t : (concevoir, comprendre), saisir par l’intelligence, se faire une idée de, (comprendre)».

Capable de comprendre le monde et sa complexité n’est possible que si un état d’esprit propice s’y développe. L’enseignement et l’éducation ont cette mission, certes. Nous l’avons tous. Et l’un des outils les plus remarquables, c’est justement la culture. Étudier notre histoire, non pas pour l’érudition, mais pour la compréhension de son évolution, s’ouvrir aux arts qui ont, de tous temps, véhiculé la quintessence de la pensée humaine, mesurer l’impact des philosophies et des religions sur le monde au cours du temps pour en tirer les leçons, accepter avec un esprit critique (qui relève non pas de l’intolérance, mais de la critique historique) que l’homme a pu se tromper, s’égarer, ignorer, voilà toutes preuves d’intelligence et d’humilité qui devraient ramener à l’ordre du jour tolérance et respect de l’autre. Cela implique aussi une réévaluation de notre monde actuel et de ses modes de (dys)fonctionnement. Sans cela, c’est mission impossible !

Ce que l’Histoire du soldat véhicule, les principes qui l’animent, les questionnements qu’elle suscite sont de cette nature. C’est une œuvre intelligente, qui nous nourrit… à la seule condition que la réflexion se poursuive au-delà de l’heure qu’elle dure. Dans la salle, beaucoup de jeunes, de classes et de professeurs… un signe ? Je l’espère ! Car Stravinski et Ramuz semblent lire notre époque… un siècle en avance, à l’image du livre magique de l’histoire qui assure au soldat une matérielle, bien éphémère et insatisfaisante richesse. Mais lisent-ils vraiment notre époque ou la faiblesse humaine est-elle immuable ? J’ai peur de la réponse!