EXILS

L’orchestre philharmonique royal de Liège, sous la direction de Christian Arming nous a offert, hier soir, en ouverture du Festival EXILS, l’un de ses meilleurs concerts, une soirée d’anthologie qui restera dans ma mémoire comme un temps fort de la vie de l’orchestre liégeois. Il faut dire que le dit festival, pour sa première grande soirée, proposait un programme exceptionnel, aussi spectaculaire que bouleversant. On avait invité, pour la circonstance, le Choeur philharmonique Tchèque de Brno et l’extraordinaire basse russe Alexander Vinogradov. En première partie, de larges extraits de la musique de scène de Félix Mendelssohn pour Le Songe d’une Nuit d’Été avec la partie féminine du chœur tchèque et, excusez du peu, les sopranos Jodie Devos et Lore binon.

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On n’estime pas souvent la musique de Mendelssohn à sa juste valeur. Pourtant, son écriture est géniale, transparente, savante et tellement spontanée. Son pouvoir de suggestion magique et de fascination n’a pas pris une ride et l’orchestre a joué magnifiquement cette translucidité si difficile à obtenir. Une prestations magnifique de chaque soliste de l’orchestre, une justesse de ton du chœur, des sopranos et surtout une magnifique cohésion de l’ensemble assurée de main de maître par Christian Arming… un ravissement dans le sens noble du terme et un romantisme de tout premier plan! J’aurais aimé, c’est le seul regret, mais la partition est ainsi faite, entendre un peu plus longuement nos deux solistes féminines…

Si l’on comprend naturellement la place de Mendelssohn dans le cadre d’un festival qui veut commémorer la dramaturgie des « exilés » de la musique et offrir un devoir de mémoire vraiment essentiel, il faut se souvenir qu’avant que Wagner ne conspue le compositeur et qu’il soit interdit par le IIIème Reich, il avait également subi les affronts de ceux qui lui refusaient de commémorer par une symphonie (la 5ème « Réformation« , qui est en fait la 2ème composée) d’un compositeur d’origine juive et malgré la réputation de son grand-père Moses, le tricentenaire de la Confession d’Augsbourg, le texte fondateur du luthéranisme, présenté en juin 1530 à Charles Quint.

Mais le tout grand moment du concert était l’exécution de la 13ème Symphonie de D. Chostakovitch, celle qui exprime avec une force inouïe, toute l’horreur de l’antisémitisme et, au-delà, de toutes les formes d’exclusion, ainsi la rudesse de la vie en Union soviétique. En effet, l’écoute du monument, et c’en est un de taille, pour basse, chœur de basses et orchestre en si bémol mineur op. 113 est une expérience inoubliable que notre orchestre nous avait déjà offerte en 1999 à la Basilique Saint-Martin. Pour moi, à l’époque, ce fut une véritable révélation! Depuis, j’ai beaucoup fréquenté cette oeuvre, comme, d’ailleurs, les autres témoignages de Chostakovitch. J’ai donné des dizaines de cours, des conférences et des auditions commentées sur ce chef-d’oeuvre qui ne cesse, hélas, de conserver son actualité.

Si on dit que la musique est la mémoire du monde, la tragédie qui se joue dans Babi Yar dépasse tout et atteint une universalité qui doit servir d’éducation pour nous et nos prochaines générations. Beaucoup de jeunes d’ailleurs étaient présents lors de ce concert! Des étudiants du Conservatoire venus soutenir leurs condisciples intégrés à l’orchestre, expérience inoubliable s’il en est, et happés par cette musique qu’ils connaissent mal… la plupart du temps pas du tout! La jeunesse n’est d’ailleurs pas la seule à ignorer tout de cet effroyable ravin, de la vie quotidienne en U.R.S.S, et de la tragédie de ce peuple, même après la mort de Staline, et beaucoup ont écouté cette musique dans son émotion tragique spontanée, sans en connaître les clés.

Car puisque les lumières sont éteintes pendant le concert, ceux qui n’avaient pas lu le long poème d’Evgueni Evtouchenko, en étaient réduits à vivre la dramaturgie des sons sans guide…! J’avais donc prévu de donner un cours ce matin, malheureusement le lendemain du concert, sur le sujet pour réexpliquer tout ce qu’implique une telle musique… et beaucoup m’ont avoué qu’ils auraient aimé avoir cette séance avant le concert…! Alors, voici, très résumée, une petite part du contenu oral beaucoup plus développé de ce matin. 

On dit toujours qu’il y a ceux qui sont partis en occident et ceux qui sont restés… pas nécessairement par bravoure, parfois par peur, parfois, tout simplement parce que le destin de leur peuple les touchait tant qu’ils ne pouvaient que rester. Cette symphonie dénonce avec une force dramatique exceptionnelle toutes les injustices et la barbarie d’un antisémitisme d’état en évoquant le ravin de Babi Yar près de Kiev, vaste charnier de la honte.


Monument pour Babi Yar
Monument commémoratif à Babi Yar

 

 « Je n’ai pas de sang juif, que je sache, en mes veines, mais que je sois haï comme si j’étais juif, par chaque antisémite en sa démente haine ; tel est mon vœu de Russe … » Evgueni Evtouchenko, Babi Yar, une partie du texte du premier mouvement de la symphonie.

Chostakovitch était un compositeur viscéralement attaché à son pays. Ce qu’on attribue généralement à une faiblesse, le fait de n’avoir pas quitté son pays à l’instar de Stravinski ou Prokofiev, va le faire devenir un jouet du régime soviétique qui tour à tour le glorifiera comme le compositeur officiel et le punira comme le dernier des dissidents. Il faut dire que, en dehors de ses fonctions officielles, le compositeur évoque de manière tragique les souffrances de son peuple et que se cache, derrière une forme musicale peu avant-gardiste (le régime condamnait l’art moderne occidental), une émotion pessimiste perceptible immédiatement. Ceci explique que de nombreuses œuvres soient restées dans les tiroirs du musicien en attendant des jours meilleurs (le fameux premier concerto pour violon, par exemple). Ainsi sa cinquième symphonie, construite sur le modèle de Mahler, mais tellement sombre et solitaire, ainsi aussi ces deux symphonies de guerre qui dénoncent autant la barbarie nazie que la cruauté stalinienne à Leningrad (symphonie n°7) et l’extrême détresse d’un peuple victime de la guerre (symphonie n°8) : « J’ai voulu recréer le climat intérieur de l’être humain assourdi par le gigantesque marteau de la guerre. J’ai cherché à relater ses angoisses, ses souffrances, son courage et sa joie. Tous ces états psychiques ont acquis une netteté particulière, éclairés par le brasier de la guerre » (Chostakovitch à propos de la huitième). 

Lorsque Staline meurt en 1953 et que Khrouchtchev prend le pouvoir, tout le monde pense que la détente va toucher aussi bien le peuple que les artistes. La déstalinisation offre en effet la possibilité aux hommes de mieux s’exprimer. C’est dans cette optique que le poète Evtouchenko publie, en 1961, dans la revue littéraire Literatournaïa Gazetta un texte consacré à la découverte d’un charnier dans la campagne de Kiev où furent massacrés plus de 30 000 femmes, enfants et hommes, surtout des juifs, mais aussi des ukrainiens. Le lieu, nommé Babi Yar (le Ravin des femmes) est le symbole de l’aveuglement inhumain des troupes allemandes et de la complicité tacite des autorités russes. A la publication du poème, la colère de Khrouchtchev fut terrible. Il reprocha à l’artiste son manque de patriotisme et refusa d’admettre la part de responsabilité de l’Union Soviétique dans le massacre. Le texte évoque le sombre destin des juifs au cours de l’histoire trouvant son point culminant dans la mort d’Anne Frank et reportant toute la douleur au bord du fatal ravin. 

 

Chostakovitch Babi Yar
Babi Yar en 1941


Chostakovitch, toujours très sensible à l’horreur suscitée par la barbarie des hommes décida de porter ce texte en musique sous forme d’une cantate sur ce seul texte, mais, pour donner plus de force au propos, il en arriva vite à la conclusion qu’il fallait l’insérer dans une œuvre plus vaste dont Babi Yar serait le premier grand volet. Il intégra donc d’autres poèmes d’Evtouchenko, tous remplis des peurs, de la misère ou de la corruption du régime en passant par l’humour comme seule échappatoire à une telle situation. Le quatrième mouvement, intitulé « Peurs » fut écrit par le poète spécialement pour la symphonie : « … Ces poèmes ont été publiés à différentes époques et traitent de problèmes différents. J’ai voulu les lier par la musique, j’ai donc écrit une symphonie au lieu d’une série de tableaux isolés » (Chostakovitch).


 

 

Chostakovitch Evtouchenko

Evgueni Evtouchenko


La partition fut achevée en avril 1962 et le compositeur invita le poète chez lui pour entendre le résultat final : « Il posa la partition sur le pupitre et commença à jouer au piano. Je reste inconsolable à l’idée que son interprétation n’ait pas été enregistrée. Il chantait de manière géniale, malgré une voix médiocre, qui sonnait bizarrement, comme déchirée, mais pourtant inimitable, pleine d’une force surnaturelle ».(Evtouchenko)


 

chostakovitch
 

La création de l’œuvre fut piratée par de nombreux obstacles et pressions de toutes sortes. E. Mravinsky devait créer l’œuvre et la fameuse basse B. Gmyria devait tenir le lourd propos du soliste. Suites aux menaces en tous genres, le chanteur se désista prétextant d’abord que le poème était mauvais, puis, finalement, qu’il était malade. Même le fameux chef d’orchestre qui avait pourtant créé de nombreuses autres œuvres de Chostakovitch se déroba prétextant un surplus de travail. Finalement, c’est Kyrill Kondrachine qui accepta la direction et il lui proposa deux basses remarquables, Netchipailo qui devait créer l’œuvre et Vitaly Gromadski qui devait la reprendre par après. Fixée au 13 décembre 1962, les quelques jours précédant l’événement virent la fameuse altercation entre Evtouchenko et Khrouchtchev à propos de l’antisémitisme. Le poème fut mis immédiatement à l’index et le tout puissant Ministère de la Culture voulut imposer à Kondrachine de retirer l’œuvre du programme ou d’en évincer le premier mouvement, mais le chef ne céda pas. Par contre, la basse prit peur et tomba malade lui aussi. Ce fut finalement Gromadski qui créa l’œuvre. Toute l’élite culturelle de Moscou était là et la salle était pleine à l’exception de la loge du gouvernement. On avait interdit de distribuer le texte des poèmes. L’audition fut très soutenue et le succès du concert exceptionnel. Chacun y avait ressenti, avec une force inédite, ces sentiments terribles et ce désarroi inimaginable.


 

Nikita Khrouchtchev

Nikita Khrouchtchev

Par contre, la Pravda n’y consacra qu’une ligne de son journal et, deux semaines plus tard, la Literatournaïa Gazatta publia une version remaniée du poème minimisant le rôle soviétique dans l’extermination des juifs et insistant sur le nombre élevé de compatriotes russes exécutés à Babi Yar. Avant la nouvelle interprétation de l’œuvre qui devait avoir lieu à Minsk, le vice ministre de la culture exigea que le premier mouvement soit lui aussi réaménagé. Kondrachine suggéra à Chostakovitch d’ajouter l’un ou l’autre vers de la nouvelle version du poème sans toutefois toucher à la musique… une question de survie ! Malgré cela, la presse fut féroce et l’œuvre entière mise à l’index. Ce n’est qu’en 1970 que la treizième symphonie fut jouée en occident, à Philadelphie, sous la direction d’Eugène Ormandy. 

Une heure de musique d’une intensité incroyable dévoile toute la tragédie de l’œuvre et la compréhension des faits qu’avaient le poète et le musicien. Cinq mouvements, un effectif très fourni (une percussion particulièrement abondante) et des sonorités funèbres rendent la symphonie particulièrement sombre. 

Le premier mouvement, celui du fameux ravin, est une longue marche funèbre ponctuée des sons de cloches qui tels des glas soutiennent les longues phrases plaintives du soliste entrecoupées de brèves interventions, parfois sauvages, du chœur des basses. Le tout évolue vers une clameur de plus en plus déchirante pour aboutir à un climax insupportable de douleur. La dénonciation de l’horreur atteint à l’universalité par l’intensité du propos. C’est une sorte de requiem dédié à toutes les victimes de toutes les oppressions … bouleversant ! 

La deuxième pièce est nommée Humour. Non pas qu’elle soit comique, elle est plutôt sarcastique, caustique et représente la seule manière d’échapper ou de défier toute autorité. Les rythmes et les nuances de dynamique lui confèrent un aspect particulièrement grave. En fait, personne n’a envie de rire face à un tel propos. Arrive alors le troisième mouvement « Au Magasin », dénonçant les longues files d’attente que les femmes russes devaient faire pour se retrouver devant un étalage … vide ! Douceur, musique de chambre et tendresse triste se combinent dans ce poignant hommage à la dure vie des femmes en Union Soviétique. Un solo atonal de tuba (c’est assez rare pour être mentionné) achève de peindre cette misère ultime. 

Les « Peurs », en quatrième position, évoquent la terreur de l’époque de Staline. Un adagio solitaire et désertique nous replonge au cœur même de la répression que les artistes avaient vécue. Incertitude, angoisse de la parole ou de la dénonciation, chaque homme se trouve face à cette obligation de se cacher, de ne plus pouvoir penser de peur que quelqu’un ne devine la nature de son propos. Une lourde chape de plomb est tombée sur l’URSS, plus d’avenir, plus de soleil… 

La symphonie se termine par une pièce très étrange qui semble tournoyer sur elle-même avec un peu d’ironie. « La Carrière » est en fait une apologie du courage intellectuel et de la liberté d’opinion. L’évocation de Gallilée suscite chez le compositeur une forme cyclique. Je cite ici un extrait du texte pour que vous puissiez en saisir le double sens : « Permettez-moi un éloge des carrières, que j’observe chez les grands hommes : rendez hommage à Pasteur et à Shakespeare, et aussi à Newton, et à Tolstoï, Léon ! Pourquoi les a-t-on couverts de boue ? Jamais on n’oublie le talent, malgré les diffamations qui l’accablent… »


 

Chostakovitch Kondrachine


 

Oui, décidément, l’œuvre est bien sombre même si on distingue dans l’ultime pièce une exhortation à garder toujours à l’esprit l’idéal qu’on s’est fixé. Le propos n’a jamais été si actuel… et l’idéal si fragile! Il n’empêche, l’oeuvre est bouleversante et difficile, mais interprétée comme hier soir, avec un impérial soliste, capable de toutes les nuances et d’une justesse exceptionnelle, avec un chœur d’une telle homogénéité, un orchestre profondément investi et galvanisé par son chef, Christian Arming, on a le sentiment d’assister à quelque chose d’essentiel. On n’aurait voulu n’être nulle part ailleurs. On comprend alors l’ineptie de croire que la musique est un divertissement agréable. Non! Elle est l’expression du monde, de l’être et de sa tragédie. C’est une vraie leçon d’humanité que nous offre Chostakovitch et ses interprètes du jour! Bravo et Merci!

 

 

Pour prolonger cette soirée, ce cours et ce billet, je vous propose la version discographique de Kondrachine, enregistrée en 1967 et éditée chez MELODYA avec l’intégrale des autres symphonies. Certes, l’enregistrement laisse un peu à désirer. Rien de catastrophique cependant. Les interprètes, la superbe basse russe Arthur Eisen, le chœur d’Etat de Russie et l’Orchestre philharmonique de Moscou ont forcément ressenti cette musique avec intensité. Dirigés par le créateur de l’œuvre, ils véhiculent toues les angoisses vécues par le peuple russe.

Et si vous voulez étiez au concert et que vous voulez retrouver notre merveilleuse basse du jour, Alexander Vinogradov, vous pouvez écouter cette belle version de Vasili Petrenko avec l’Orchestre de Liverpool éditée à prix doux sur le label Naxos.

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Mais comme je le disais plus haut, la dimension humaine de l’interprétation et de l’œuvre dépasse le fait historique pour se répercuter sur la dénonciation de toutes les misères humaines. C’est l’une des fonctions les plus hautes de l’art… À bon entendeur…