L’Humanisme et ses Symboles

 

Le monde actuel est profondément multiculturel et les êtres humains de tous les horizons se côtoient comme jamais auparavant dans l’histoire de l’Humanité. C’est une excellente chose et il nous faut absolument préserver ce qui doit être un enrichissement mutuel. Pourtant, on a souvent l’impression que les points de vue divergent en fonction des cultures et qu’ils sont inconciliables. Un tel constat fait évidemment le jeu des populismes, extrême-droite et nationalistes de tout poil dont le but n’est pas la réconciliation mais l’opposition et le repli sur soi. Je n’ai pas un avis politique autorisé et n’ai nullement la prétention d’en acquérir. Mes propos ci-dessous sont simplement le fruit d’un sentiment et d’une réflexion que l’observation de notre société m’inspirent.

Nous sommes à Pâques, la fête la plus importante de la chrétienté. Avant l’esprit de la résurrection et cette « nouvelle naissance », la semaine dite sainte, celle qui s’achève, a vu, selon les Évangiles, les souffrances de Jésus, les tergiversations des autorités et les errements des hommes. Vous savez de longue date que je ne suis pas croyant. Cependant, je ne suis pas de ceux qui désirent éradiquer la pensée sacrée de notre culture. Que la pratique religieuse soit de l’ordre du privé, je le partage, mais que l’Histoire dite sainte ainsi que celle des religions ne soient plus/pas enseignées me semble une aberration culturelle totale.

Comprenez-moi bien, je ne défends pas le prosélytisme de la religion, mais la connaissance de sa culture. Lorsque Voltaire, dont on connait l’aversion pour les clergés de toutes sortes, disait que pour se revendiquer d’une civilisation, il fallait se souvenir de son passé, il avait raison. Car une identité n’est ni le fruit d’une décision spontanée, ni d’une manipulation commerciale, mais le résultat d’un long passé, dont je m’empresse de dire que nous ne sommes pas les responsables. C’est pourtant lui qui a forgé ce que nous sommes devenus aujourd’hui. Le reconnaître n’est pas se refermer sur soi-même, c’est, au contraire, admettre que si nous sommes le fruit de notre passé, les autres, ceux qui ont un autre passé et une autre culture que nous, en sont aussi le fruit.

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Le propos semble banal, mais reconnaître notre Histoire, c’est admettre celle de l’autre et cela conduit à la tolérance, donc à l’humanisme… à la seule condition que cela soit reconnu par toutes les parties! Il y a donc de la place en notre monde pour la cohabitation et le partage des cultures très différentes. La seule condition est le respect mutuel, l’effort pour comprendre l’autre… qui passe inévitablement par la reconnaissance préalable de notre identité propre. On ne peut savoir qui on est que si on sait d’où on vient et comment nous sommes arrivés à notre état présent.

Je ne prendrai aujourd’hui que deux exemples qui illustrent mes observations de longue date sur la perte de nos valeur culturelles qui altèrent notre perception du monde dont nous sommes pourtant le fruit. En rejetant en bloc tout ce qui touche au christianisme qui, quoi qu’on veuille bien dire, est fondamental dans notre culture même si il est loin d’en être le seul élément, on ne comprend plus les signes et les symboles qui le jalonnent et la manière dont ils furent utilisés dans notre passé, notamment par l’art.

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Ingres, Vierge adorant l’Hostie (1852)

Observez ce tableau ci-dessus. Et tâchez de le décrypter. Si vous possédez une culture artistique, vous pourrez sans doute non seulement reconnaître un célèbre tableau de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), mais aussi un certain nombre de procédés esthétiques. La beauté du visage et cette manière si romantique d’associer le sensuel et le sacré dans le 19ème siècle est typique. Mais lorsqu’on interroge certains observateurs qui n’ont aucune culture de l’Histoire sacrée, l’image devient indécodable et, c’est du vécu, on constate des interprétations spontanées très surprenantes qui identifient le personnage à une femme voilée musulmane ou pas, une « femme de l’ancien temps », dit-on souvent, « au moment où on ne s’habillait pas comme aujourd’hui » et non pas à Marie, la Mère du Christ. Pourtant, tous les symboles traditionnels s’y retrouvent, l’auréole qui couronne sa tête, ses vêtements aux couleurs typiques des représentations de la Vierge Marie et une série de codes pourtant très habituels dans la peinture… Vous pensez peut-être que j’exagère, mais lorsqu’on interroge l’attitude à la fois tendre, pure et mélancolique du personnage et qu’on tente d’en comprendre la raison, les choses se corsent. Pourquoi cette émotion ? Et, d’ailleurs, qu’est-ce qu’elle regarde avec tant d’émoi ? Pas de réponse possible pour ceux qui n’ont aucune connaissance des symboles sacrés ! J’ai déjà reçu mille réponses. C’est un soleil, une planète, la lune,… mais peu sont capables de dire que c’est une hostie… et d’ailleurs ce qu’est une hostie ! Quant au Calice, il est associé à un bougeoir, ou quelqu’obscur objet, une coupe, dans le meilleur des cas. Ces réponses ne sont pas celles d’enfants de quatre ans, mais de jeunes adultes de divers horizons. Or le sens du tableau est là. L’hostie est le symbole du corps de Christ et la Calice, celui de son sang, allusion à la symbolique de la Dernière Cène devenue le symbole de l’Eucharistie et le souvenir de son sacrifice, donc de sa passion s’achevant par sa mort sur la Croix le Vendredi Saint pour la rédemption des Hommes. L’hostie et le calice revêtent donc un symbole fondamental en étant l’élément central de la culture chrétienne.

Dans cet état d’esprit, il n’est pas outrancier de l’apparenter avec le tableau que vous voyez ci-dessous et qui nous évoque aussi la musique du Stabat Mater, puisque la Crucifixion  représente le moment même du sacrifice du Christ évoqué plus haut.

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Mais ce n’est pas simplement de l’ordre de l’érudition que d’évoquer cela car, à travers la douleur et l’émotion de Marie au pied de la Croix, c’est la douleur de chaque parent qui perd un enfant qui est convoquée, chaque deuil profond, sans doute le plus profond que les Hommes puissent connaître. Marie voit son enfant mourir et sa douleur dépasse l’Histoire sainte pour résonner en nous de manière humaine, bouleversante, empathique et même personnelle. Je ne suis heureusement pas de ceux-là, mais les parents qui ont perdu un enfant connaissent cette intense souffrance irréparable. L’image de Marie en est un symbole et la Vierge d’Ingres, en contemplant l’hostie s’y rattache. L’œuvre prend un sens nouveau et bouleversant.

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Guido Reni, Stabat Mater dolorosa (1630)

Allons encore un peu plus loin. Car la musique n’est pas en reste et le Stabat Mater a été l’objet de centaines de composition souvent bouleversantes. L’exemple du début de la monumentale pièce d’Antonin Dvořák (1841-1904) en est un exemple parmi d’autres. Il fut composé en plusieurs années et achevé en 1877. Les étapes laborieuses de la composition sont le résultat du décès, en 1875, de Josefa, sa fille nouveau-née, puis de deux autres enfants à quelques semaines d’intervalle, sa fille Ruzena le 13 août et son fils ainé Otokar le 8 septembre 1877. Comment pourrait-on imaginer que cette œuvre ne fasse pas le parallèle entre le drame familial du compositeur et les souffrances de Marie ?

 

On le voit et on l’entend. Si nous ne sommes pas capables de faire les ponts nécessaires, notre art devient incompréhensible dans tout ce qu’il a de plus profond et d’ancrage dans la tradition. On pourra apprécier la musique pour ce qu’elle a de spontanément riche et tragique, mais la compréhension de ses symboles porteront bien plus profondément le propos. Alors seulement, le parallèle entre l’Histoire sainte et notre être d’aujourd’hui sera évident et essentiel.

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Matthias Grünewald, Retable Issenheim, La Crucifixion entre 1512 et 1516.

Un autre exemple me vient à l’esprit. Lorsque Jean-Sébastien Bach (1685-1750) écrit ses fameuses Passions ou ses centaines d’œuvres sacrées, il ne fait pas qu’honorer les termes de son contrat avec ses employeurs, comme certains ont voulu le laisser croire. Certes, son métier le conduira souvent à écrire de la musique sacrée, mais cela semble naturel à cette personnalité fondamentale de l’Histoire de la musique. Comment, d’ailleurs, ignorer la puissance de sa pensée sacrée et la connaissance immense des écritures teintée d’un passé tragique. Bach était né à Eisenach, ville protestante s’il en est, avec son Château de Wartbourg, là où en 1522, Luther avait, entre autres, traduit la Bible en allemand. Le jeune Bach avait perdu ses parents très tôt et la région entière se remettait difficilement de la terrible Guerre de Trente Ans. Son passé, son éducation et son caractère le promettaient à devenir un excellent musicien d’œuvres sacrées, comme beaucoup d’autres membres de sa famille.

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Portrait présumé de J.S. Bach à Cöthen par J. Jacob Ihle vers 1720

Ceci dit, les observateurs les plus honnêtes sont tous d’accord pour dire que Bach ne fait pas que mettre en musique des textes sacrés, mais qu’il les commente. Théologiquement, certes. Et souvent, il n’est pas simple de se replacer dans le contexte de sa pensée sacrée en son temps, donc de décrypter les commentaires et paraphrases qui sont intégrés à son œuvre. Par contre, il s’agit là d’un travail absolument passionnant que je pratique depuis de nombreuses années et qui me semble infini.

Un moment me bouleverse toujours profondément dans les Passions, et plus précisément dans celle selon Saint-Jean, c’est le moment du reniement de Pierre. On doit se souvenir de l’Histoire, mais j’ai souvent observé que le tableau ci-dessous n’a aucun sens pour les observateurs qui ne possèdent aucune connaissance en la matière. Pierre, qui est tout de même l’apôtre le plus fidèle de Jésus avait promis de le suivre quoi qu’il arrive et le Christ lui avait rétorqué la célèbre phrase : « Avant que le coq chante, tu m’auras renié trois fois », ce que Pierre avait rejeté avec véhémence. Mais lorsqu’on était venu arrêter Jésus, Pierre avait été mis en cause par les Prêtres et le peuple. Il avait pris peur et nié trois fois de suite appartenir aux disciples de Jésus. Alors le coq chanta. Et le texte de l’Évangile ajoute alors : « Pierre se souvint des paroles de Jésus, il sortit et pleura amèrement ».

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 Georges de la Tour, Pierre pleurant (1645)

Si on s’en tient à cette anecdote, on passe très vite sur l’épisode et l’on cherche à entendre l’illustration du coq puis on tourne la page. À s’y arrêter un peu plus, on est surpris, sans doute, par la très longue vocalise que déploie le narrateur, l’Évangéliste, sur les mots « pleura amèrement » (und weinet bitterlich). Pour peu qu’on s’y attarde encore, on peut y pressentir les pleurs de Bach lui-même et si on fait preuve d’encore plus d’introspection, on ressent nous-mêmes, la douleur de Pierre et on se prend à se demander si, dans la position de Pierre, nous aurions été plus courageux que lui ! Mais il n’est pas besoin de se retrouver en Palestine au 1er siècle de notre ère pour éprouver cette douleur existentielle. Si j’avais vécu sous Staline, sous Hitler ou sous n’importe quel régime répressif à quelque époque que ce soit, aurais-je été plus courageux que Pierre, aurais-je bravé la torture, la mort pour ne pas trahir mon ami… mon idéal… tout ce que je suis.

Le Reniement de Pierre à 23’30 »

 

Pierre a eu peur. Il a reconnu sa faiblesse et il s’en veut. Ses pleurs sont les plus existentiels qui existent. Si, dans de telles situations, certains parviennent à maintenir cet héroïsme exceptionnel et cette fidélité magnifique, ce n’est pas le cas de tout le monde. Parfois, ceux qui semblent les plus vulnérables se dépassent et d’autres qu’on croyait forts cèdent à la peur.

Ce que Bach met en évidence, c’est la peur et la faiblesse humaine dont nous sommes tous susceptibles d’être la proie. On est loin d’une histoire naïve et d’une imagerie d’Épinal. Le compositeur nous renvoie à notre être le plus profond.

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Gérard Seghers, Les Larmes de Saint Pierre, 1624-29 (Musée du Louvre).

Des exemples comme ceux-là sont légion au cœur des Écritures saintes et dans l’usage que les artistes et penseurs de tous le temps en ont fait pour y trouver l’essence de l’expression humaine. N’est est-il pas de même de la (les) mythologie(s)? C’est lorsqu’on prend les choses au premier degré que l’on s’égare dans une niaiserie réductrice, porteuse des erreurs les plus tragiques et des incompréhensions les fondamentales. Notre culture est un atout, pas un handicap. Admettre ses origines n’est pas croire au premier degré à son contenu. C’est y déceler le symbole de la réflexion humaine, la profondeur et la richesse de sa pensée.

Un peuple qui n’aura plus de culture ne pourra plus être un peuple civilisé. Et il suffit d’écouter les énormités que les dirigeants de notre monde, toutes orientations politiques, religieuses ou culturelles comprises proclament de plus en plus. Ceux qui n’ont aucune culture les croient volontiers et les raideurs, les intolérances, les replis identitaires et, à terme, la violence, sont leur seule manière de réagir. Cela conduit le monde vers une véritable catastrophe dont, chaque jour, on sent l’imminence. Il « aurait suffi » de ne pas considérer que la culture est un accessoire de nanti, un ornement de la vie, un simple divertissement pour qu’il n’en soit pas ainsi. Porter l’Homme vers le haut eût été plus propice à l’entente entre les peuples, mais la soif du pouvoir et du profit en ont décidé autrement. Cela ne semble pas vouloir changer.

De plus, outre la compréhension de notre civilisation, il nous faudrait également tâcher de regarder et de comprendre celle de l’autre… et que l’autre fasse la même démarche. On y est pas, hélas, ni d’un côté, ni des autres, et mon propos a toutes les chances de rester une utopie. Ce serait pourtant une des clés fondamentales dans l’identité, le questionnement et la reconnaissance de nous-mêmes et de l’autre. Car c’est la Culture  qui ouvre la voie au véritable humanisme et l’art en est le symbole le plus fort. Bonne fêtes de Pâques à tous !

2 commentaires sur “L’Humanisme et ses Symboles

  1. L’Ignorant culturel invite à regarder et à écouter de manière phénoménologique… Ses codes symboliques ne sont pas encore décrits dans les dictionnaires ou lexiques des Historiens de l’Art car ils sont en résonance avec sa petite histoire humaine singulière de l’instant dirigée vers le futur. Sa pensée et sa perception semblent peut être naïves pour les Savants érudits… toutefois, sa vision des images est intéressante également à décoder… pour comprendre le Monde global d’aujourd’hui (tous règnes confondus).
    L’Ignorant culturel a une juste place pour aider l’Humanité à s’élever vers le haut. Les mains deviennent planète et l’hostie devient Soleil… Et Pourquoi Pas?

  2. Très beau texte, félicitations et entièrement d’accord sur le fond à une réserve près dans la conclusion. Je ne suis pas aussi pessimiste. Il y a des associations qui travaillent à l’ouverture et à la compréhension comme par exemple « Live in color ». Certes c’est l’histoire du colibri de Pierre Rabbi mais cela existe.
    Amicalement

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