Il est toujours difficile de commenter les prestations des douze finalistes d’un concours aussi prestigieux que le Reine Élisabeth car tous ceux qui sont retenus, à partir des demi-finales et, a fortiori pour les dernières épreuves sont d’un niveau vraiment exceptionnel ! Ma modeste expérience en tant que président du jury du Concours de piano de Liège me conforte dans l’idée d’une bienveillance et d’une honnêteté du jury. On ne peut que se réjouir de tels talents et éprouver un bonheur sincère en les voyant se réjouir de leur classement ou, au contraire, souffrir avec eux lorsqu’ils sont déçus, … et affichent grise mine. À coup sûr, ces musiciens sont la crème de la jeunesse virtuose. Mais est-ce là l’essentiel ?
Car si la pratique de la musique doit viser l’excellence, elle n’est pas à la portée de tous ! Pour une fois, une comparaison avec le sport me semble valide. Ce n’est pas parce qu’il n’y a qu’une poignée d’athlètes qui parvient à descendre sous les 10 secondes en courant le 100 mètres que personne d’autre ne doit courir ! Autrement dit, la musique sublime de ces excellents virtuoses ne doit pas provoquer de complexe chez ceux qui n’atteindront jamais ce niveau, mais doit, au contraire, les encourager, leur offrir un idéal et les inciter à prendre du plaisir à faire de la musique… quotidiennement.
Si le sport est bon pour la santé, la musique l’est tout autant! Et l’encourager à tous les niveaux est un acte d’utilité publique… ! Je ne reviens pas aujourd’hui sur ma conviction que la musique et la culture, au sens large, sont le fondement, le socle d’une civilisation digne de ce nom. Je me contenterai simplement de dire quelques mots de la pratique quotidienne de la musique et de la curiosité culturelle permanente. Les deux sont d’ailleurs associés de manière inéluctable, non pas qu’il faille intellectualiser la culture ou la musique, mais que la pratique, à quelque niveau que ce soit, s’associe à une découverte des bénéfices multiples suscités par l’émotion esthétique en général.
Les études sont nombreuses pour montrer à quel point la pratique artistique est bénéfique à l’être humain. Elle lui permet de nombreuses facilités cognitives, certes, mais aussi une expérimentation de l’empathie, du ressenti des émotions et, à terme, un acquis formidable en matière d’humanisme ! … Tout cela à condition que l’apprentissage se fasse selon certains principes de transversalité des disciplines. Le mot est à la mode, j’en conviens, mais je ne l’emploie pas ici en fonction de sa popularité actuelle, je l’utilisais déjà aux débuts de mes activités pédagogiques il y a plus de 25 ans. Je mets un point d’honneur, ceux qui suivent mes cours et conférences pourront témoigner, à toujours expliquer une œuvre, un courant musical ou un compositeur en faisant appel à ce qu’on nommait jadis, de manière un peu pédante, les « disciplines auxiliaires ». Je me demande souvent comment on peut écouter ou jouer, par exemple, le Concerto n°1 pour violoncelle de D. Chostakovitch si on n’a aucune idée du milieu dans lequel il a vu le jour.
Il ne s’agit évidemment pas seulement de lire une biographie du compositeur pour découvrir l’âme de l’œuvre. Il faut apprendre à la ressentir. Mais ressentir quoi ? J’ai parfois subi les sarcasmes de musiciens qui prétendaient qu’il n’était nul besoin d’être musicologue pour jouer de la musique. C’est vrai ! Mais cela ne l’est qu’à partir du moment où on ne prend pas cette formule pour se débarrasser de toute curiosité culturelle. On a parfois le sentiment aujourd’hui que tout ce qui est culturel est élitiste et sans intérêt pratique. C’est faux, c’est même l’une des plus grossières erreurs des dernières années… la culture des élèves et étudiants sortis des « humanités » (!) reflète cet état catastrophique. Voltaire disait que la civilisation est ce qui se souvient avec émotion. Et les émotions, elles viennent aussi avec l’âge, avec les questionnements, avec la passion de savoir, de comprendre la vie des hommes, c’est le travail d’une vie… et encore, il faudrait en avoir une infinité pour faire le tour du sujet. Mais l’essentiel n’est pas la connaissance complète (elle est d’ailleurs illusoire) mais une véritable sensibilisation à son importance. Il faut redévelopper un esprit de curiosité, car l’émotion n’est pas le résultat d’une simple spontanéité sans fondement. On ne construit rien sur du sable !
Comprenez-moi bien, je ne vous dis pas que toute pratique musicale doit être l’objet d’une étude longue, aride et intellectuelle, je suis seulement en train d’affirmer, une fois de plus, que la musique, c’est la vie, la vie des hommes qui l’ont écrite et la vie de ceux qui l’ont jouée… la vie, surtout, de ceux qui l’apprennent. Ceux qui la jouent ont le devoir de nous transmettre la vérité d’un compositeur, cette vérité qui a transité par la propre vérité de celui qui nous l’offre. Dans de nombreux cas, l’interprétation s’apparente à un devoir de mémoire et à un plaidoyer pour l’humanité. Car il existe, entre l’œuvre et l’auditeur, un intermédiaire essentiel, c’est l’interprète et c’est vrai à quelque niveau que ce soit depuis les balbutiements jusqu’aux excellences !
Cet interprète, s’il ne sait pas ce qu’il joue (le mot est d’ailleurs faible), ne peut pas transmettre ce que dit une partition, pas plus qu’un enseignant ne peut transmettre ce qu’il ne sait pas et ce qu’il n’a pas éprouvé lui-même. Quand j’entends dire que le dit concerto de Chostakovitch est plaisant, je suis sceptique sur la compréhension de l’œuvre de celui qui le dit. Quand c’est un pédagogue, je suis effrayé !
Et cet apprentissage, qui relie le compositeur à la vie des hommes actuels, est fondamental dès les premières leçons de musique. Il n’y a aucun temps à perdre dans cette transversalité et il n’y a pas d’âge pour commencer et à chaque âge sa manière, évidemment !… Si l’intention est présente sur l’entièreté de l’échelle, celle qui comporte les autorités politiques, les pouvoirs organisateurs des écoles de musique, les pédagogues, les élèves et leurs parents ! On voit qu’il y a du boulot !
J’ai beaucoup aimé l’émission de Bertrand Henne sur le temps de midi, il y a quelques jours lorsqu’il recevait de grandes pointures du monde de l’enseignement musical belge, Michel Stockhem, Jean-Paul Dessy et Jean-Marie Rens. Ils évoquaient la qualité de notre enseignement musical avec beaucoup de lucidité et d’humanisme. J’ai aussi été très touché et me suis retrouvé à l’écoute du billet d’humeur d’Eddy Caekelberghs (à 11’27 ») à propos de la politique belge et de celle des médias. Il vous suffira de cliquer sur leur nom pour réécouter leurs constats… inquiétants ! Mais j’ai bien peur que les signaux d’alarme qui devraient être salutaires n’arrivent pas à leur cible et ne soient pas relayés au-delà de la période du populaire et médiatique Concours Reine Élisabeth… Faute de moyens, notre pays, l’un des plus riche au monde, n’aide pas comme il le faudrait le monde culturel et musical! La transversalité, cela reste aujourd’hui hélas de l’ordre de l’utopie et de l’élitisme, même si partout on la proclame. Et pourtant, la musique, elle, devrait appartenir à tous, quel que soit son niveau !