Pour le dernier concert avant Noël, à l’U3A, j’avais eu envie de proposer un moment de détente avec des œuvres vocales de qualité, mais sans rapport avec la fête qui approche. J’avais demandé à la jeune soprano liégeoise, Julie Vercauteren de me proposer un programme original et elle avait eu l’idée brillante de centrer son récital autour des airs qui mettent en scène de jeunes garçons, parfois de jeunes hommes, chérubins, pages et adolescents, mais dont la partition est écrite pour une voix féminine, les rôles travestis.
Toutes les photos sont d’Armand Mafit
Trouvant l’idée géniale, je lui avais donné carte blanche quant aux airs qu’elle interpréterait. S’associant à l’excellent pianiste Carmelo Sorce, nos deux musiciens se produisaient donc sur notre scène mercredi dernier devant une salle quasiment comble, curieuse, intriguée et impatiente d’écouter et de découvrir ce que parfois l’on considère comme des rôles secondaires, mais dont on sait qu’ils figurent bien souvent parmi comme des perles précieuses dans les opéras les plus fameux. Julie avait si bien choisi ses airs que le concert permit de décliner non seulement toutes les émotions, de la tristesse à l’ivresse en passant par les émois de l’amour et les effronteries les plus audacieuses que les grands courants de l’opéra et de l’esthétique vocale.
Quant à moi, je me contentais de quelques brefs commentaires permettant de situer l’œuvre dans son temps, son style et son argument ainsi que de lire les textes chantés.
Le copieux programme commençait par deux des trois airs d’Oberto dans le fameux Alcina (1735) de G.F. Haendel. Belcanto baroque au programme de ce jeune homme qui recherche désespérément son père dans l’île d’Alcina, transformé par la funeste sorcière. D’emblée, Julie nous montre que l’art du chant baroque lui convient à merveille et qu’elle possède la souplesse de voix idéale pour ce répertoire. Elle chante avec une aisance formidable les traits les plus ardus, soutenue par le solide piano de Carmelo. Ça ne peut pas mieux débuter !
La pièce suivante est la plus connue de tout le programme. C’est l’air de Chérubin, le page du comte Almaviva, dans l’acte 2 des Noces de Figaro (1786) de W.A. Mozart : « Vous qui savez ce qu’est l’amour, mesdames, voyez si je l’ai dans le cœur… ». L’air est sublime, limpide, candide et naïf, sans artifice mais ce qui fait sa simplicité auditive est, comme souvent chez Mozart, d’une grand difficulté. N’est-ce pas le propre de l’art suprême que d’atteindre la juste simplicité ? Notre cantatrice est parfaite et parvient à transmettre ce côté ingénu du jeune Chérubin, dont on se souviendra que le nom évoque une figure angélique souvent représentée dans l’art par un enfant. Si Julie Vercauteren n’est plus un enfant, elle joue sans difficulté cette innocence qui s’éveille à l’amour…
C’est ensuite le jeune Siebel du Faust (1859) de Ch. Gounod qui est convoqué. Il chante son amour pour Marguerite et parvient, pas sa candeur à déjouer le sortilège de Méphisto qui fait faner chaque fleur qu’il cueille pour elle. Mélodie bouleversante, comme souvent chez Gounod, l’air de Siebel est caractérisé par sa pureté mélodique et sa force expressive profondément romantique. Et nos deux musiciens savent la nature de ce romantisme amoureux parfois décrié par ceux qui raillent les opéras de Gounod. Un moment hors du temps.
Dans Un Ballo in maschera (1859), drame de G. Verdi exact contemporain de Faust, le page de l’hypothétique comte Riccardo de Warwick que la censure impose en lieu et place du roi Gustave III de Suède, chante une chanson ironique et insolente dans laquelle il refuse de dévoiler le costume que portera son maître lors du bal masqué où les conjurés veulent l’assassiner. L’air moqueur et truffé de succulents tra la la la… demande cette fois une extraordinaire virtuosité qui doit sembler totalement naturelle et comique. Julie parvient à cet équilibre subtil et révèle alors, outre ses formidables qualités vocales, un art de la scène très éloquent. Le public en redemande et acclame la prestation stupéfiante de justesse.
Retour à Gounod. C’est cette fois la célèbre chanson de Stephano, le page de Roméo dans le fameux Roméo et Juliette (1867) qui désigne la « Blanche tourterelle », entendez Juliette, comme un être qui n’a pas sa place parmi les « vautours » que sont ces Capulet. Superbe !
Les Contes de fées sont peuplés de princesses merveilleuses et de princes charmants. Celui de Cendrillon (1899) de J. Massenet, d’après Charles Perrault, est écrit pour une voix travestie. Il est profondément triste de ne pas trouver l’amour qu’il désire tant… soit, on organisera donc un bal ! Mais en attendant, il entame ce bouleversant chant de solitude et d’aspiration à l’amour. Massenet excelle dans ces airs à la fois tristes et sensuels que l’on trouve dans Manon et dans Werther. La voix de Julie se plie avec beaucoup de justesse à cet état d’âme qui tranche avec l’esprit railleur de Stephano dans l’air précédent. Toutes les émotions où règne ne maître la nuance, se déclinent avec un pareil bonheur et enchantent littéralement le public.
Mais on est loin d’être au bout de nos surprises. L’air d’Urbain, page de Marguerite de Navarre dans Les Huguenots (1836) de G. Meyerbeer est une prouesse technique à la virtuosité délirante. Roulades, gruppetti, ornements de toutes sortes font voltiger la voix dans une virtuosité qui n’a d’égale que celle des grands traits violonistiques de N. Paganini. Puissance, justesse et précision diabolique des rythmes dans les colorature, c’est d’une exceptionnelle maîtrise, je me répète, mais on a tous le sentiment de vivre un moment exceptionnel. Bravo !
Émotion profonde ensuite avec la sublime cavatine de Roméo au tombeau de Juliette dans I Capuletti e i Montecchi (1830) de V. Bellini. À la manière d’un nocturne de F. Chopin, la douloureuse mélodie s’élève sur un accompagnement translucide du piano parfaitement senti de Carmelo Sorce. On ne sort pas intact d’un tel chant d’amour et d’adieu.
Pour nous remettre en selle, nos musiciens entament le fameux air du Prince Orlofski qui chante la joie de la fête et de l’ivresse dans Die Fledermaus (1874) de Johann Strauss II. Et là, sur une scène de quelques mètres carrés, nos deux musiciens nous plongent dans le riche salon feutré d’Orlofski, chantant et jouant, un verre de champa… jus de pomme à la main, l’ivresse la plus débordante de joie ! Un moment de théâtre et d’humour exceptionnel que l’on déguste… sans modération ! Talent d’actrice confirmé ! Le public suit et on entend, dans la salle, les rires et expressions de joie.
Le voyage s’achève déjà avec un air beaucoup moins connu, mais tout aussi savoureux, issu de L’Étoile (1877), opéra bouffe de E. Chabrier. Une intrigue délirante où le roi Ouf 1er désire, comme chaque année à son anniversaire, offrir à son peuple l’empalement d’un opposant ! Sur fond de mariage forcé et d’histoire d’amour parallèle, un jeune colporteur, Lazuli qui chante sa jeunesse et sa beauté : « Je suis Lazuli, le colporteur joli, le fournisseur des dames et je vends au plus juste prix […] tout ce qui plait aux femmes… » Air de bonne humeur plein de virtuosité généreuse, le concert s’achève sous les applaudissements les plus nourris et un sentiment de joie… ! Un bis… la reprise, évidemment, de l’air d’Oscar de Verdi !
Quel talent ! Quelle beauté que cette Quel talent ! Quellejeunesse pleine passion sachant transmettre avec justesse ces personnages et ces émotions si diverses. On n’a pas fini, je crois, d’entendre parler de l’art exceptionnel de Julie Vercauteren… que j’espère pouvoir inviter encore en d’autres occasions sur notre scène.