Danses et Voix humaine(s) ! Festival J+3

Au programme de notre troisième journée du Festival Voyages d’été, j’avais programmé deux concerts apparemment opposés mais reliés par de subtils liens qu’une oreille attentive et une curiosité culturelle pouvait repérer aisément. Si la danse est une manifestations première de l’être humain, de sa capacité à s’exprimer par son corps, le chant ou, plus exactement, la vocalité en est une autre qui se ramifie, à l’origine de l’Histoire de l’Homme, aux fondements de la communication sonore. Qu’ils s’associent dans toutes les cultures n’a rien d’étonnant et ce sont ces deux aspects que je voulais confronter dans les deux concerts d’hier : Un petite évocation de la danse à travers la musique occidentale, avec la superbe pianiste Justine De Wandeler, puis la tragédie lyrique en un acte de Francis Poulenc, chef d’œuvre absolu du maître français, La Voix humaine, interprétée par la fratrie Conzen, la bouleversante soprano Sabine et l’excellent pianiste David… Quels voyages!

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Toutes les photos de la journée sont de Jean-Louis Perniaux

J’aime bien, vous le savez, de travailler avec Justine De Wandeler. Sa finesse de toucher, son sens aigu de la phrase et des sonorités, sa sensibilité immédiate et profonde sont des atouts formidables. Et pour un commentateur comme moi, sa souplesse et sa compréhension de l’idée musicale est un luxe dont je ne me prive pas.

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Nous avions élaboré un « petit » programme qui nous permettrait, à défaut d’être exhaustif, d’évoquer plusieurs aspects de la danse à travers la musique de piano. Le sujet est, en effet, si vaste qu’il occuperait mille festivals à lui tout seul. Il fallait donc prendre quelques options et, vous le savez, choisir, c’est… renoncer ! Nous commencions donc par l’Allemande de la Quatrième Partita de J.S. Bach après une introduction sur les origines de la danse. Ce que nous voulions y montrer, c’est bien sûr la présence de la danse, même stylisée, mais aussi les multiples caractéristiques contrapuntiques du maître ainsi que l’influence du chant italien cristallisé sur le geste mélodique du clavier. Le tout, agrémenté de cet irrésistible esthétique du mouvement des corps et de l’âme, la principale caractéristique du baroque. En ce sens, l’Allemande en question s’apparente plus à une profonde divagation de l’esprit (après tout, c’est aussi un mouvement), entre méditation, profondeur spirituelle et sens aigu de la vie du corps. Le résultat immédiat de cela, c’est un parfait équilibre entre corps et esprit, c’est une évocation sereine du temps et de la finitude, car, à bien y réfléchir, la danse s’inscrit à la fois dans le temps et dans l’espace. Elle est art premier et synthèse entre l’immobile des arts de l’espace (peinture, sculpture, architecture,…) et le mouvement des arts du temps (Théâtre représenté, poésie et musique).

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Nous poursuivions en examinant comment les derniers classiques et les romantiques passaient du menuet à la valse en passant, parfois, par le ländler. « Le moment de paix entre deux abîmes » qu’est le scherzo de la fameuse Sonate au Clair de lune de L. van Beethoven permettait le pont vers les valses. Nous avons ensuite voyagé à travers une valse « noble et sentimentale » de Chopin. Puis suivaient deux mazurkas, dont la très mélancolique op.17 n°4 qui nous a permis de tendre une passerelle de la danse nationale polonaise, affirmation identitaire, au mal du pays… un exil qui se transforme en une profonde nostalgie dépassant, et de loin, l’éloignement géographique pour atteindre à la notion de « Sehnsucht » si chère aux Allemands et pourtant si universelle.

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La danse, c’est, dans l’art aussi… et peut-être surtout, le ballet. On sait à quel point les français et les russes ont été friands des spectacles presque totaux que représentent les grandes formes. On sait aussi que les trois grands ballets de Tchaïkovski restent des chefs-d’oeuvre toujours apprécié. Dans le grand Pas de deux du Casse-noisette, la variation virtuose que l’on nomme la Danse de la fée Dragée est un must dont les sonorités magiques évoquent le merveilleux, essence même du récit. L’imitation pianistique du célesta et le scintillement des sonorités, où les doigts virevoltent comme le corps de la danseuse sont magiques.

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La danse s’adapte aussi aux pièces virtuoses et s’il est bien un peuple qui danse, c’est le brésilien. Une pièce en forme de valse, mais de haute voltige, tantôt se souvenant de Chopin, tantôt du folklore local anime ces Impressions de musiciens de sérénade de H. Villa-Lobos tirées de son Cycle brésilien interprétées de main de maître par Justine. Il restait, pour conclure cette séance, à évoquer les musiques des Noirs d’Amérique du Nord qui, pour parodier leurs maîtres blancs avaient inventé, entre autres, le Cake-Walk qui deviendra très populaire dans le Music-Hall vers 1900 et que Cl. Debussy intègrera avec beaucoup d’humour dans sa célèbre suite Children’s Corner…

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Le public, venu nombreux pour se laisser emporter par la danse remercie très chaleureusement la prestation formidable de Justine De Wandeler qui, décidément et à juste titre, récolte un formidable succès dès elle monte sur notre scène.

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J’avais largement débordé de l’heure et quart que j’avais prévu pour la danse et, déjà, nos artistes suivants arrivaient pour le deuxième temps exceptionnel de la journée.

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Je pèse mes mots tant le choc et l’émotion furent au rendez-vous avec, pour la première fois sur notre scène, un opéra ! Et quel opéra… ! Je savais, hélas, que Francis Poulenc fait encore peur à de nombreux mélomanes. Je le sais, mais je ne comprends absolument pas pourquoi, tant sa musique est exceptionnelle ! Il est peu de compositeurs dont je peux affirmer ne jamais avoir été déçu par leur musique. Poulenc est de ceux-là assurément ! Vous l’avez compris, la salle était nettement moins remplie, c’est affligeant, pour écouter la prestation exceptionnelle de Sabine et David Conzen dans ce qui est pourtant l’un des opéras les plus incontournables du 20ème siècle.

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La Voix humaine, composé, sur un texte de Jean Cocteau, en 1958 est une extraordinaire trajectoire au cœur de l’âme humaine. Dans ma petite introduction, je lisais le commentaire éclairé de René Dumesnil qui avait noté dans le journal Le Monde : « Francis Poulenc a écrit une partition construite avec maîtrise, plus que cela, d’une humanité profonde : le mot « humain » est dans le titre de l’œuvre, l’humanité est la substance même de la musique ».

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« Œuvre singulière sous-titrée « tragédie lyrique », La Voix humaine fut créée deux ans après les Dialogues des Carmélites. Francis Poulenc composa ce monologue lyrique pour Denise Duval, son interprète favorite, qui créa le rôle sous la direction de Georges Prêtre, dans une mise en scène et un décor de Jean Cocteau, auteur du livret. Mettre en musique le monodrame de son ami Cocteau dans lequel le téléphone devenait le protagoniste d’un drame sentimental, constituait pour le compositeur un extraordinaire tour de force. Comment réussir à maintenir l’intérêt durant ce long monologue d’une femme délaissée par son amant qu’elle essaie de reconquérir dans une conversation téléphonique perturbée par des incidents techniques ? » (retrouvez l’argument complet sur Opéra Online).

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Le tour de force est en effet de taille et Sabine Conzen ressent en profondeur les émotions et les processus psychologiques qui traversent son personnage dialoguant avec un interlocuteur présent seulement symboliquement, personnifié par le téléphone, et dont on devine à tout moment la nature des propos. Bouleversante d’humanité, Sabine interprète Elle (Elle peut être n’importe qui, c’est là l’une des forces motrices de l’œuvre) avec une intensité qui ne tombe jamais dans le pathos et qui, ainsi, renforce le tragique de la course à l’abîme. Maniant la superbe prosodie de Poulenc avec brio, elle montre à quel point la langue française est musicale, profonde. Aussi à l’aise dans les passages lyriques, le récitatif au débit multiple comme la parole, elle exploite avec force et bonheur tous les outils que Poulenc met à sa disposition par la dynamique de son écriture.

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Elle ne pourrait cependant pas rendre à elle seule l’ampleur du propos et si la partition est écrite pour orchestre, c’est David Conzen qui à son seul piano fait miroiter les rythmes, les fureurs et les couleurs. Il est l’orchestre, mais bien plus que cela aussi. Personnage à part entière, il est le langage symbolique de la conversation, la paraphrase des états d’âme. Tout son jeu est nuancé de sorte qu’il porte littéralement ce que ressent non seulement Elle, mais aussi le symbolique Lui dont on devine son expression dans les passages solos. Le tout génère cette unité tragique et bouleversante dont on ne sort pas indemne ! Mais le lieu n’est pas propice à une analyse plus poussée.

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Une seule idée encore, celle qui relie les deux manifestations de la journée : Au moment tragique où Elle avoue avoir pris des médicaments pour  s’endormir et mourir dans le sommeil, c’est… une valse que Poulenc propose… entre danse comme figée, l’oxymore s’y prête, entre  rêve et réalité, entre vie et mort, entre conscience et délire… vertige en tous cas … et désolation car la valse est une danse de couple que Elle danse seule ! Cet endroit se trouve au nombre d’or de la partition et en constitue, à mon sens le point culminant ! Je ne vous cache pas avoir essuyé quelques larmes d’émotion tant cette musique et l’interprétation de Sabine et David était intense. C’est cela l’art et la musique ! Quelle journée…  et décidément, quels voyages !

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