Les couleurs et nous…

Alors que l’automne va, dans quelques jours, nous offrir ses ultimes flamboyances, l’occasion était trop belle pour ne pas consacrer un billet à l’effet des couleurs sur les êtres vivants. Car les couleurs sont de formidables vecteurs d’émotions. Elles accompagnent notre vie sans même que nous ne nous en rendions compte. Elles véhiculent des affects particulièrement forts et nous influencent dans la manière de percevoir les choses de la vie. Les psychologues, motivés par l’aspect scientifique de la connaissance humaine ou au service de sociétés commerciales ont bien remarqué que les couleurs pouvaient influencer, voir modifier notre perception des choses et notre comportement. Observez comme, par exemple, tout ce qui est vert est exploité en matière de commerce « durable » (le vocable est tellement à la mode qu’il en est galvaudé et exaspérant !), même pour des produits dont le rapport avec la nature peut sembler tout à fait usurpé… ouvrez les yeux et regardez autour de vous…

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En parcourant quelques textes sur ce que les scientifiques ont observé des couleurs, non pas dans leur essence physique ou mathématique, mais dans le message « sémantique » qu’elles semblent vouloir dévoiler, j’ai été, une fois de plus confirmé dans la double idée que la nature est bien faite et qu’elle nous a offert des yeux capables d’en discerner les merveilles.

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J’ai appris, moi qui n’ai jamais pris le temps de m’intéresser au monde animal, que chez les animaux, la lutte pour la vie a stimulé le développement, sur des millions d’années, d’un système de perception très sensible (ça, tout le monde le sait !) et surtout, en conséquence, d’un code de communication particulièrement ingénieux.

Outre les formes mimétiques, les animaux utilisent une signalétique fondée sur les couleurs comme le jaune, le rouge ou le bleu, faciles à remarquer dans les enchevêtrements du milieu naturel. Ces signaux sont évidemment envoyés aux espèces qui voient les couleurs et qui sont en mesure de décoder le message. Ainsi, il s’avère que le jaune et le rouge sont des signaux puissants de défense, d’avertissement ou de séduction.

Grand Duc

Les yeux des prédateurs nocturnes brillent dans l’obscurité comme autant de feux de signalisation minuscules. Il semblerait même que la couleur de certains serpents ou d’insectes particuliers possède une fonction défensive. Par leur couleur, ils envoient le signal de leur dangerosité, tenant, de la sorte, de plus grands prédateurs éloignés.

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Mais le rouge est également bien souvent un signal d’appel comme en témoigne la gorge grande ouverte des oisillons dans leur nid, d’une attirance irrésistible pour les parents qui doivent les nourrir. De plus, il semble que les merveilleuses colorations du plumage ou du bec chez certains oiseaux sont autant d’appels sexuels.

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Le bec du toucan comprend toutes les couleurs de l’arc-en-ciel 

L’oiseau jardinier est un décorateur parfait : dans l’attente de la femelle, il a orné son territoire d’objets bleus qu’il a trouvé lors de ses vols prénuptiaux.

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L’oiseau jardinier

On le voit, le monde animal use des couleurs pour se défendre, chasser, manger, séduire et se reproduire, donc exister. Les espèces les plus sensibles à la couleur et, sans doute aussi, aux sons, sont celles qui ont pu subsister dans la grande épopée de l’évolution.

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Chez les mandrills, les vives couleurs du museau sont un signe de masculinité

Mais les couleurs jouent un rôle tout aussi essentiel dans la vie des hommes. Elles sont mêmes fondamentales. Il suffit de penser au nombre de sollicitations visuelles auxquelles nous sommes soumis chaque jour. Devons-nous traverser une rue ou un carrefour ? La couleur des feux de signalisation nous indique ce que nous devons faire. Devons-nous prendre un autobus ou un taxi ? Nous savons exactement de quelle couleur sont ceux de la ville que nous habitons et, bien souvent, ce sont des couleurs bien distinctes au sein de la circulation, facilement repérables.

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Même dans notre conduite de l’automobile, en vélo ou à pied, on sait que les décisions que nous prendrons dépendent de ce que nous verrons sur la route. La perception de la signalisation routière use des codes couleurs spécifiques. Il en est ainsi du rouge, par exemple, pour nous annoncer une interdiction ou la présence d’un danger. Ces signaux doivent réaliser une synthèse parfaitement efficace, facile à comprendre, entre la forme, la couleur et la symbolique pour transmettre leur message.

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Mais l’homme n’a pas attendu l’arrivée de la circulation automobile pour utiliser les couleurs pour dévoiler des messages symboliques, des concepts, des émotions et des sentiments. Ainsi, une véritable sémantique des couleurs peut être perçue comme un langage dans lequel chaque code peut posséder sa propre signification de manière universelle ou inhérente à chaque culture. Ainsi, le noir ou le mauve n’est pas la couleur du deuil dans toutes les civilisations. Des indigènes de Nouvelle-Guinée, par exemple, couvrent leur corps d’une boue blanche pour exprimer la douleur de la perte d’un être cher. Bref, la vie des hommes de toutes les régions du monde est remplie d’une variété de couleurs qui ont chacune leur code, leur émotion et leur message à délivrer.

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Pas surprenant, dès lors que l’art, qui se veut une « imitation de la nature », ait exploité avec bonheur la palette exceptionnelle des couleurs. En travaillant sur les pigments et leurs mélanges, ils sont parvenus à reproduire l’infinité des nuances présentes dans la nature. Tandis que les hommes cherchaient toujours à affiner la symbolique des couleurs et à la rendre plus expressive, ils étaient bien obligés d’investiguer leur être intérieur. Ils devaient aller chercher au plus profond de leur âme (et de leur culture en perpétuelle construction) l’émotion suscité par telle ou telle teinte, par son mélange avec une autre. Procédé d’allusions à la nature, d’archétypes remontant bien souvent à l’origine animale de l’homme, les couleurs n’ont jamais cessé de défier nos sens.

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Rubens, P-P, La chute de Phaëton

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Kandinsky, V., Composition VI

Il n’est guère étonnant non plus qu’une véritable rhétorique des couleurs se soit imposée chez l’homme et que, parfois, la simple vue d’une couleur fait passer un message plus profond qu’on ne le croit. Mais comme toute rhétorique, elle peut être utilisée, certes, pour le bien de l’homme, mais aussi pour le manipuler, l’influencer et l’inciter à tel ou tel comportement. C’est d’ailleurs pour cette raison que les mondes publicitaires, politiques ou spirituels usent des couleurs pour tenter de nous happer, de nous faire passer leur message.

C’est vrai que la notion de couleur intervient aussi beaucoup en musique. La couleur, plus pour l’œil, cette fois, mais pour l’oreille. Le timbre d’une voix ou d’un instrument est ce qui permet de l’identifier. C’est sa couleur. mais le mélange des couleurs est encore bien plus fascinant. Au sein d’un orchestre, lorsque jouent un hautbois, un basson, une clarinette et un cor… essayez de vous représenter la couleur de ce mélange pris sur la palette de l’orchestre… même constat pour les voix. Le timbre d’une voix dépend de ses harmoniques. Ce sont ces sons concomitants (qui sont générés par delà le son fondamental et vibrent avec lui) qui donnent la couleur.

Écoutez ce formidable Lever du Jour tiré du ballet Daphnis et Chloé de Maurice Ravel. La Nature, sa luminosité croissante, ses oiseaux divers et ses combinaisons sonores sublimes reflètent des miroitements uniques. La combinaison des timbres de l’orchestre associée à l’harmonie flottante, offre un exceptionnel moment de poésie où la couleur domine, et de loin, une partition qui veut abolir la sacro-sainte mélodie.

Mais ce n’est pas tout. La couleur musicale dépend aussi de l’harmonie qui permet de teinter une même note de manière différente. Si je joue do et que je l’accompagne d’un accord de do majeur (do mi sol), mon do semblera très clair, brillant. Par contre si le même do est accompagné d’un accord de la mineur (la do mi), il semblera triste et sombre. Je peux ainsi multiplier les accompagnements de ma note do et en change l’éclairage. Écoutez donc ce célèbre Prélude de Chopin (op.28 n°4 en mi mineur). La mélodie réduite longtemps à deux seules notes est chaque fois harmonisée différemment… générant un dégradé d’émotions:

C’est, comme si, disait Leonard Bernstein, chaque mot (do, par exemple) était tempéré par un adjectif lui donnant une nouvelle nuance.Dans notre langue, cela donnerait pour le mot amour:

– un amour heureux, – un amour fatal, – un amour idéal, – un amour de jeunesse, – un amour éternel, – un amour de vacances, – un amour déçu, – un amour étouffé, – un amour charnel, – un amour platonique, – un amour à la folie, etc.

À chaque fois, je nuance le mot amour d’un adjectif qui lui confère une autre couleur. C’est, en musique, le rôle du timbre instrumental et de l’harmonie.

Enfin, et pour revenir à du pur émerveillement, force est de constater que c’est sans doute l’une des plus grandes merveilles de la nature que de posséder les outils qui permettent de voir, d’entendre et, surtout, de comprendre ou de ressentir instinctivement les jeux de couleurs et de sons. On sait ce que cet aspect de la nature implique pour le langage de l’homme et sa communication à travers les siècles…

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