Serait-ce des vœux ?

Un dernier dimanche de l’année… une luminosité en demi-teinte. Le jour se lève si tard ! Le soir tombe si tôt ! On dit que la lumière finit toujours par triompher des ténèbres, mais pour l’instant, la nuit sévit près de quinze heures chaque jour. Et comme chacun sait, la nuit, tous les chats sont gris ! Je garderai, de 2019, cette étrange impression d’un monde gris qui perd un peu plus chaque jour ses repères, un monde qui autorise, sous le couvert de l’anonymat, toutes les accusations, les infamies et les insultes… un monde aussi qui se veut bien pensant, trop bien pensant… au point de devenir le terroriste du « diplomatiquement correct »… Nous vivons un monde paradoxal qui s’insurge contre l’évolution climatique et l’état de notre terre, mais qui consomme toujours plus avec une frénésie maladive. C’est un monde qui a perdu le sens de la nuance, de la modération, de la réflexion et de la documentation. Désormais tout est blanc ou noir… c’est le contraire de la nature humaine ! Sauf que, pour qui le veut et surtout le peut, le monde regorge de profondes émotions qui enrichissent vraiment l’humanité des êtres.

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Je suis encore tout retourné de la visite de cet après-midi à la Boverie à Liège qui présente une exposition absolument bouleversante. Sous un titre à la Magritte un peu racoleur, Hyper-Realism Sculpture, ceci n’est pas un corps, le musée liégeois frappe fort en présentant une série de sculpture en matériaux divers, mais souvent à base de silicone, qui représente des corps humains… plus vrais que nature ! J’utilise le mot « plus » à dessein car, on le sait depuis longtemps, l’œuvre d’art n’a pas pour but de copier la nature dans sa réalité pure, mais d’insuffler à cette « mimésis » ce petit quelque chose de plus qui fait de la réalité une profonde émotion. Si tout n’est pas égal dans les œuvres exposées, la plupart sont extraordinaires et il en émane une profondeur existentielle inouïe. Il ne s’agit nullement d’un remake du musée Madame Tussauds de Londres ou du Musée Grévin de Paris… cela n’a rien à voir ! Ici, toute personne représentée est plus ou moins anonyme. Désignée, parfois, par un simple prénom, chaque corps peut être n’importe qui… un être humain représenté fidèlement, certes, c’est d’ailleurs absolument bluffant, mais sans concession, sans ce diplomatiquement correct qui voudrait que la mort, la misère, l’angoisse, la vieillesse, un sein, une vulve ou un pénis soient bannis de la vue de chacun. L’Être humain y est représenté dans ce qu’il a de plus beau, son humanité ! Et ceci n’est pas un pléonasme !

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Chacun se fera son idée, peu m’importe, mais ce qui m’a touché à ce point, c’est la fragilité humaine, sa beauté ou sa laideur, les deux se côtoient, mais dans presque toutes les images, la métaphore de l’humanité vibrante, qui se questionne sur elle-même est présente avec une force qui nous fige sur place ! Parmi les œuvres qui m’ont le plus impressionné, se trouve cette Femme et Enfant réalisé en 2010 par l’artiste australien Sam Jinks. On y voit, tout simplement, une dame âgée serrant un nouveau-né contre elle. Elle est habitée d’une telle tendresse, d’une si grande compassion face à l’enfant qui, en naissant, d’abord, puis dans le cours de sa vie, va vivre ce qu’elle sait de la vie. Elle n’est pas triste. Sa sérénité est certes grave, mais la naissance, malgré cette entrée involontaire de l’être dans le temps des hommes, reste pour elle un cadeau immense. Elle est tendre !

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Sam Jinks, Woman and Child, 2010, Supports divers 145 X 40 X 40.

Revêtue d’une simple combinaison comme pouvait en porter ma grand-mère, ses cheveux gris, sa peu déjà flétrie par les ans et ses rides témoins de l’âge, elle m’a semblé si sage. C’est comme si elle avait accumulé en elle toute cette humanité à la fois fragile et tragique. L’enfant, fripé lui aussi par sa récente venue au monde, est calme. Mais comment ne pas voir, dans son regard, un avenir incertain. Comme tout enfant qui naît, nul ne sait ce que la vie peut lui réserver. Il se passe entre l’enfant et la femme une extraordinaire symbiose entre le présent, le passé et l’avenir. Cette sculpture est métaphore du temps. Elle protège l’enfant tant qu’il en est encore temps. Elle lui offre ce qu’elle a de plus beau, sa bienveillance.

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L’œuvre de Jinks m’a rappelé le célèbre tableau de Gustav Kilmt, Les Trois Âges de la Femme (1905) où un enfant s’abandonne sur le sein de sa mère qui, avec une infinie et rêveuse tendresse, penche doucement la tête sur lui. Elle est jeune et belle. Une troisième personne, à gauche, représente la vieillesse. Sans concession, Klimt montre une peau brune, vieillie et flétrie. Ventre rebondi, seins tombants, bras maigres aux veines saillantes et cheveux vidés de la vitalité du roux fleuri de la jeune femme rousse, elle ne nous montre pas son visage. Elle le dissimule et semble plongée dans une sombre pensée. Elle se tourne vers la mort et médite sur le sort de l’Être, de son corps usé et de son temps passé trop vite. La vieille dame de Sam Jinks ne possède pas cette noirceur pessimiste. Mais il n’y a pas d’intermédiaire entre elle et l’enfant, la maman, elle, n’est pas là… où est-elle ? On ne nous le dit pas… on imagine ce qu’on veut… et sans doute, là n’est pas l’essentiel. Après tout, combien de mamies ne prennent-elles pas ainsi leur petit-enfant pour un moment d’affection ?

Blog 2701 Gustav Klimt, Les Trois Âges de la Femme, 1905.

Klimt, le peintre symboliste viennois, défendait l’idée que l’émotion venait des tréfonds de l’âme et que l’image en était le symbole. La fragilité de l’être est au centre de nos deux œuvres et leur lecture peut être multiple. On peut opérer une lecture « sombre » de la vie du nouveau-né à la mort proche de la grand-mère, certes, mais on peut aussi lire dans l’autre sens, de la grand-mère qui confie la vie à l’enfant. D’une trajectoire mortifère, on passe à une volonté de vie et d’avenir… ce n’est pas plus mal ainsi ! Il en est de même pour le tableau de Klimt que vous lirez de droite à gauche vers la mort et de gauche à droite vers la vie !

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Certes, l’actualité du monde et notre présent troublé peut nous rendre sombre la perspective de 2020! Quel sera l’avenir ? Comment envisager et alimenter à long terme cette vision positive alors que les signaux d’alarmes à propos de la planète, de la consommation délirante, du Veau d’Or, pour reprendre une expression ancestrale, des discriminations, des résurgences d’extrême droite, d’intolérances et de discriminations semblent dominer le monde ? Je n’ai évidemment pas de réponse à ces questions fondamentales et ce n’est pas l’art qui pourra y répondre. Mais l’œuvre peut nous offrir de grandes pistes de réflexions. Se tourner dans la direction de l’avenir peut donner un souffle, une énergie et une volonté… ! Se tourner vers la mort, c’est, hélas, déjà capituler !

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Vous le comprenez. En fonction de votre sens de lecture, nous sommes face à deux possibilités. La direction du néant ou la direction de la vie. Le monde actuel, dans sa réduction souvent simpliste des avis, prendra une position radicale et opposera parfois les points de vue, générant disputes, insultes et humiliations. Il oubliera sans doute que le symbolisme suggère et que le monde n’est pas seulement noir ou blanc, comme je le disais plus haut, mais que pour avoir un esprit circonstancié du monde, il y a mille nuances de gris… À vrai dire, je crois, finalement, que les deux lectures ne s’opposent pas, mais se complètent, il y a plusieurs trajectoires dans toute vie. Elles sont, en substance ce qui donne à l’être humain son humanité, faite d’espoirs et de doutes. Il n’y a pas de vérité ultime. Il y a à rester humble et chercher ce qui permet d’accepter la condition humaine… c’est ce que m’enseignait cette magnifique œuvre de Sam Jinks en cette fin du mois de décembre et c’est ce qui m’a donné l’envie de partager avec vous ce que j’aimerais que 2020 soit pour nous tous… Cela est un vœu, certes, mais comme la plupart d’entre eux, il y a de fortes chances qu’il soit pieux !