Grand récital…

Les concerts de l’U3A entamaient, mercredi dernier, la seconde partie de la saison 2019-20 et nous avions la grande chance d’accueillir l’excellente pianiste Darina Vasileva. Ce n’était pas la première fois qu’elle se présentait sur notre scène et pour sa nouvelle prestation, je lui avais donné carte blanche pour nous concocter un grand récital « classique ».

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Toutes les photos sont de Jean Cadet

Ainsi, l’heure de musique commençait, devant une salle archi-comble par le Prélude et Fugue en ut mineur du premier livre du Clavier bien tempéré de J.S. Bach, une œuvre au contrastes expressifs saisissants. Le prélude, tournoyant de manière vertigineuse, parvient, comme le commente justement Gilles Cantagrel, « à faire étinceler l’instrument jusqu’à ce que ce mouvement de toupie tournant sur elle-même vienne à se briser sur une cadence qui apporte enfin une respiration bienvenue ». Le prélude s’achève dans l’esprit d’une toccata virtuose.

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La fugue, quant à elle, déploie un aspect rhétorique souvent évoqué par les théoriciens des affects comme Mattheson qui juge la tonalité d’ut mineur comme « extrêmement douce » et Schubart, au début du 19ème siècle, qui y voit des « langueurs, des aspirations, des soupirs d’une âme enamourée » ! On sourit quelque peu à ces précisions affectives à propos de l’œuvre de Bach. Pourtant, il arrive, au cœur des cantates, que ces langueurs concernent la pensée existentielle du compositeur. Cette superbe fugue à trois voix est souple, élégante et d’une simplicité rhétorique qui donne bien du fil à retordre aux interprètes. Darina y crée un superbe climat tantôt volcanique, dans le prélude, tantôt contemplatif dans la fugue.

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Comme en émergeant des profondeurs de Bach, Darina Vasileva entame pianissimo l’étrange et sublime Fantaisie en ré mineur K. 397 de W.A. Mozart. Le choix de l’œuvre est bien pensé. Fruit probable d’une improvisation, la fantaisie inachevée (il manque seulement quelques mesures à la fin de la pièce) semble parfois d’un abord technique plus aisé que les sonates ou la grande Fantaisie en ut mineur K.475. Pourtant, sa musique est d’une rare profondeur et la tonalité de ré mineur, qui n’est jamais anodine chez Mozart (pensez au Requiem, par exemple), exige un haut niveau de musicalité et de pensée musicale.

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Composée à Vienne en 1782, elle est consécutive à la découverte du Clavier bien tempéré de Bach par Mozart, au développement de son écriture dramatique et à sa maîtrise du belcanto d’influence italienne. Ainsi, la Fantaisie commence par de superbes et méditatifs arpèges, sorte de divagation improvisée, notée Andante, qui débouche sur un Adagio qui possède, par sa belle mélodie accompagnée, toute la saveur d’une cavatine d’opéra. Le langage se dramatise. Sur des notes répétées qui semblent évoquer un cor, de profonds accords articulés en catabase se métamorphosent en sanglots haletants qui débouchent sur un grand trait de toccata qui traverse le clavier à vive allure, comme un grand coup de vent ! Une fois ces sections répétées et modulées, un bref Allegretto avec une mélodie transparente dont Mozart a le secret ferme cette fantaisie sans jamais y trouver une véritable joie même si le mineur s’est mué en majeur ! Superbe ! Darina nous transporte à travers cette aventure mozartienne avec finesse et justesse de ton. Le public est enthousiaste !

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Autre propos et autre logique, après une très courte pause, Darina se lançait dans les 32 Variations en Ut mineur WoO 80 de L. van Beethoven composées en 1806. L’œuvre se caractérise par sa fulgurance, par la brièveté de son thème, dans l’esprit d’une chaconne, et de presque toutes les variations, on le comprend quand on sait que la durée moyenne de la pièce est de 11 minutes et que défilent, tout au long des 32 altérations du thème, la plupart des difficultés pianistiques conduisant bien souvent à une virtuosité et une puissance dramatiques exceptionnelles.

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Mais la virtuosité n’est pas le tout. Les contrastes expressifs, l’esprit tempétueux, le contraste du do majeur, la clarté de passages fugués, la grandeur des quasi chorals de la fin font de cette pièce un condensé de l’esprit beethovenien. La grande et ultime variation, la seule à se déployer sur 50 mesures (les 31 autres ont toutes 8 mesures comme le thème) transcende littéralement le thème de départ et le sublime. Superbe !

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Darina avait décidé d’achever son récital avec un monument, la Deuxième Sonate en Si bémol op.35 de F. Chopin. L’œuvre s’articule autour de la fameuse Marche funèbre composée en 1837 au retour du calamiteux voyage à Valdemossa aux Baléares. On a souvent attribué l’esprit funèbre à un hommage aux victimes polonaises tombées lors de l’Insurrection de Novembre à Varsovie en 1830. La défaite polonaise face aux forces russes et la terrible répression consécutive avaient fortement ébranlé Chopin qui avait quitté Varsovie quelques jours avant le début des hostilités.

Autour de cette pièce marche bouleversante, le compositeur place trois mouvements. Deux avant, un grand allegro et un scherzo, un après, très bref et vraiment très étrange Presto. L’œuvre est puissante et fortement tragique. Le compositeur y voyait sans doute l’équivalent de quatre visages de la mort. L’œuvre, achevée durant l’été 1839, fut incomprise par Clara et Robert Schumann qui n’y virent que des morceaux disparates placés au hasard avec une certaine maladresse. Il n’en est rien évidemment et l’œuvre possède une formidable cohérence.

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Le premier mouvement, passionné trouve dans son second thème seulement, quelques apaisements lyriques, mais l’impression finale qui en émane est la force et l’instabilité psychologique. Ils renforcent le sentiment d’une nature profondément tragique comme George Sand semblait le dire en affirmant : « Son génie était plein de mystérieuses imitations de la nature, traduites par des équivalents sublimes de la pensée musicale et non par une répétition servile des sons extérieurs ».

Le scherzo qui suit, comme le deuxième acte d’une tragédie, nous prend immédiatement à la gorge et ne nous laisse quelque répit que dans sa partie centrale où un lyrisme belcantiste prend le relais pour quelques temps seulement. La pièce s’achève vivement non sans, dans la coda finale, nous offrir l’espoir de la douce mélodie centrale.

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Suit la terrible Marche funèbre, symbole de toutes les pompes, jouée à travers le monde dans les arrangements les plus tarte à la crème et solennels dans d’officielles cérémonies funèbres… au point, parfois, de rendre cette musique caricaturale. Il s’agit pourtant d’un moment bouleversant où, comme le dit le grand Alfred Cortot, aucune lumière ne pénètre… du moins dans l’harmonie compacte du début ! Car bientôt, la marche devient héroïque et chante la gloire des héros, imaginaires universels ou non. En son centre, l’inéluctable se suspend et laisse s’écouler une berceuse d’une extrême douceur. Moment privilégié, comme une voix tendre qui accompagne le héros dans son dernier sommeil. La fin revient à la terrible marche qui se conclut dans les ténèbres les plus profondes. Darina, avec maîtrise, nous plonge dans cette intense émotion entre mort et sommeil, entre effroi et paix.

Survient alors le fulgurant final que Chopin écrit comme un immense trait, de trois pages seulement, sans mélodie, où les deux mains parallèles en octaves semblent nous dire qu’après la mort surgit un inexorable néant. Franz Liszt comparera ce mouvement terrible et inéluctable à un grand coup de vent sur une tombe. Une bourrasque qui emporte dans son passage, jusqu’au nom du défunt enterré là… l’oubli ! On est sous le choc, quand la musique s’achève ! Là, Robert Schumann aura le ton juste, lui qui n’était pas exempt de souffrances et d’angoisses profondes : « Ce n’est plus de la musique, mais un certain génie impitoyable nous souffle au visage ». Tout est dit !

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Le public acclame le voyage que Darina Vasileva nous a offert à travers les états d’âme et les visions existentielles de ces géants de la musique. Une soirée remarquable qui s’achevait par un bis joyeux d’un compositeur bulgare, puis par la gratitude des mélomanes transportés, une heure durant, dans les diversités expressives du langage musical !

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