Un jour…. Un chef-d’œuvre (108)

« L’homme noir voguait sur sa peine et la guitare était son navire. Leur voyage commun devint le blues.»

Erik Orsenna

Pablo Picasso (1881-1973), Le Vieux guitariste (période bleue), 1901-04, détail.

 

Maurice Ravel (1875-1937), Sonate pour violon et piano, 2. Blues. Moderato, interprété par Shlomo Mintz (violon) et Yefim Bronfman (piano).

En complément du billet: Un jour… Un chef d’oeuvre (45)

« Dans les représentations iconographiques et littéraires, le bleu est associé aux deux états complémentaires ou opposés des éléments (eau et air) de la nature : le bleu profond et sombre de la nuit et des gouffres, l’azur rayonnant et serein d’un ciel ensoleillé et d’une mer d’huile.

Dans les symboliques, le bleu a également été chargé d’une vaste palette de sens : mésestimé sinon craint dans l’Antiquité, il s’éclaire d’élans mystiques dans la Chrétienté médiévale pour retrouver ses ombres chez les Romantiques. Cette couleur balance entre noir et blanc, blues et fleur bleue, mais conserve néanmoins une constante connotation d’indéfini (mystère ou transcendance) et garde comme la trace indélébile d’une mélancolie, celle-ci vient de « l’oubli, dans la pensée, dans l’action – dans même le sentiment – de ce qu’a d’infini la moindre chose existante, en son moment et son lieu. (1)

Il est de certaines sensations délicieuses dont le vague n’exclut pas l’intensité ; et il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini. Grand délice que celui de noyer son regard dans l’immensité du ciel et de la mer ! Solitude, silence, incomparable chasteté de l’azur ! Une petite voile frissonnante à l’horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions. (2)

Penser et vivre la musique comme l’apaisement d’une humeur noire rappelle que dans la génération de son triangle des couleurs, Goethe avait défini le bleu comme l’éclaircissement du noir (Traité des couleurs).

Un courant majeur de la musique populaire des noirs d’Amérique se dénommera le blues, en référence à cet état d’âme languissant. C’est pour calmer son blues que le musicien chante le blues. George Gershwin lui rendra un hommage devenu célèbre dans sa Rhapsody in blue. Lors de la première répétition, en 1924, le clarinettiste Ross Gorman essaya par jeu un glissando « façon jazz » qui constitue aujourd’hui le motif emblématique de l’œuvre. Cette inflexion confiée à la voix moelleuse et tendre de la clarinette précipite l’auditeur dans le monde bleu…

Les signes qui bleuissent ainsi la musique sont le voilé du timbre et l’altération descendante, comme un léger affaissement, de certains degrés de la gamme, la médiante et la sensible le plus souvent. C’est la note bleue qu’avait perçue déjà la génération romantique.

1841, janvier. Paris.
[Delacroix] établit une comparaison entre les tons de la peinture et les sons de la musique. […] Il y a dans la couleur des mystères insondables, des tons produits par relation, qui n’ont pas de nom et qui n’existent sur aucune palette. […] Chopin n’écoute plus. Il est au piano et il ne s’aperçoit pas qu’on l’écoute. […]
Il reprend, sans avoir l’air de recommencer, tant son dessin est vague et comme incertain. Nos yeux se remplissent de teintes douces qui correspondent aux suaves modulations saisies par le sens auditif. Et puis la note bleue résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente… (3)

La musique est ainsi l’expression du mal de vivre et son remède. « Beaucoup d’hommes sont mélancoliques en écoutant de la musique, mais c’est une mélancolie plaisante qu’elle cause. (4) 

Les ombres bleues sont parfois réchauffées de quelques clartés.

Au siècle des Lumières, le disciple de Newton et mathématicien jésuite Louis-Bertrand Castel, auteur d’un traité sur L’optique des couleurs, exposait en novembre 1725 les principes d’un « clavecin pour les yeux » dans Le Mercure de France. Faisant coïncider les trois couleurs fondamentales avec les trois degrés fondamentaux de la gamme, c’est au Do (tonique) qu’il appliquait le bleu. Insensible encore aux incertitudes et aux brumes éthérées d’un bleu élégiaque, le savant goûtait la solidité d’un fondement harmonique.

On sait désormais que le bleu, couleur dominante aujourd’hui dans le monde occidental, parachève son triomphe dès le 18ème siècle, […] où le bleu, couleur mariale, puis couleur royale, devient celle des Lumières et du progrès. Les salles de spectacle construites ou restaurées dans les dernières décennies du 18ème siècle confirmeront cette suprématie du bleu, plus tard occultée au profit du rouge qui s’impose au 19ème siècle. (5)

Tout passant ayant visité Vienne sait que le fleuve qui la traverse n’offre guère au regard qu’une palette de tons terreux. Pourtant le chantre par excellence de la capitale autrichienne, Johann Strauss fils, affirmera dans sa valse la plus célèbre que le Beau Danube est bleu. Ce que, dans 2001, Odyssée de l’espace, confirmera Stanley Kubrick faisant de ce tube musical le signe de la grisante conquête (illusoire il est vrai) par le genre humain de cet espace infini. « Nous regardons volontiers le bleu non parce qu’il se hâte vers nous mais parce qu’il nous attire. » 

Au 20ème siècle, Olivier Messiaen, véritable peintre des sons, – « lorsque j’entends de la musique : je vois des couleurs correspondantes. […] Il s’agit seulement d’une vision intérieure, d’un œil de l’esprit. (6)

Olivier Messiaen nuançait lui aussi la relation trop systématique entre bleu et tristesse, bleu et spleen. Le bleu, reflet narcissique d’un égo dépressif, se transmue chez lui en une des Couleurs de la Cité céleste. Une des pièces de cette œuvre composée en 1963 s’intitule Les sons impalpables du rêve. Messiaen associe à la tonalité de La majeur deux de ces « modes à transpositions limitées » qu’il a définis dans son Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie : le mode 3, bleu-vert et le mode 2, bleu-violet. Il célèbre et rappelle ainsi « la grande révolution bleue au Moyen Âge central [qui] vient de ce que le statut idéologique de la couleur bleue change aux 12ème et 13ème siècles et donc que la société demande au teinturier de faire des progrès dans la gamme des bleus. […] En revanche au 18ème siècle où de nouvelles techniques, de nouveaux pigments et colorants permettent d’étendre la gamme des bleus, spécialement des bleus foncés, cela entraîne un nouveau discours sur le bleu, de nouvelles pratiques, de nouveaux goûts et tout le rapport du mouvement romantique avec la couleur bleue. » (7)

Élizabeth Giuliani, La musique est bleue (https://www.cairn.info/revue-etudes-2011-9-page-231.htm)

Pablo Picasso (1881-1973), Le Vieux guitariste (période bleue), 1901-04.

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1. Yves Bonnefoy, « La mélancolie, la folie, le génie – la poésie », dans Mélancolie génie et folie en Occident, Paris, RMN, Gallimard, 2005.
2. Charles Baudelaire, « Le Confiteor de l’artiste », dans Petits poèmes en prose.
3. George Sand, Impressions et souvenirs, Paris, Éditions des femmes, 2005.
4. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, Paris, Corti, 2000.
5. Michèle Sajous D’Oria, Bleu et or : la scène et la salle en France au siècle des Lumières, Paris, Éditions du CNRS, 2006.
6. Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie. Tome 7, chapitre 3 « Son-Couleur », Paris.
7. Michel Pastoureau, propos à Michèle Perrot dans « Les Lundis de l’histoire », France-Culture, émission du 22 novembre 2010.