« Je vous prie de jouer un peu plus bleu et nettement moins rose. »
Franz Liszt (1811-1886) s’adressant à l’Orchestre de Weimar en 1842.
Gabriel Dawe, Plexus, 2015. Bien qu’il ne comprenne que quinze couleurs de fil, il représente le spectre complet de la lumière visible.
« Un compositeur de symphonie a devant lui toutes les notes de l’arc en ciel. »Leonard Bernstein.
George Gershwin (1898-1937) Rhapsody in Blue, interprétée par Leonard Bernstein (piano et direction) et l’Orchestre philharmonique de New York, 1976.
… Quant au titre définitif, c’est le frère de Gershwin, Ira, qui va le proposer. Après avoir vu une exposition consacrée à Whistler, avec ses tableaux nommés Nocturne en noir et or, ou en bleu et argent ou en gris et argent, et puisque cette rhapsodie n’était ni en majeur ni en mineur, mais tournait plutôt autour de la note bleue, il a eu cette idée de l’appeler Rhapsody in blue.
«Les belles et harmonieuses représentations (étoiles) de la couleur par George Field (1777-1854), le lien métaphysique qu’il établit entre les trois couleurs primaires et la Sainte Trinité chrétienne, ainsi que le titre non conventionnel de sa première publication (Chromatics or an Essay on the Analogy and Harmony of Colours, 1817), illustrent la nouvelle orientation que prennent les études sur la couleur au début du 19ème siècle. Outre la nécessité de disposer de systèmes de couleurs visuels efficaces, le désir d’établir des analogies et des associations symboliques se faisait sentir. À cette fin, Field, comme Isaac Newton (1643-1727) avant lui (qu’il cita directement), mit en avant un lien étroit entre la couleur et la musique. Il voyait, par exemple, une correspondance entre les trois couleurs primaires et les notes do, mi et sol. Il explora cette analogie dans des ouvrages et intégra une planche illustrant ces idées, combinant un triangle coloré et des gammes musicales. Quelques années plus tard, le décorateur écossais David Ramsay Hay intégra l’analogie musique-couleur à son livre (1847) qui comprend une illustration similaire.
David Ramsay Hay, 1847.
Newton ne fut en aucun cas le premier à associer couleur et musique. Pythagore avait vu une corrélation entre les deux, et cette association pourrait remonter encore plus loin. C’est certainement un thème constant dans la théorie des couleurs et les arts du spectacle. En 1650, le savant allemand, Athanasius Kircher (1602-1680) publia Musurgia universalis, où il exposait la possibilité d’un langage musical fondé sur des combinaisons de notes musicales et de couleurs, et, surtout, d’expériences synesthésiques.
La première roue chromatique imprimée par Newton en 1704 suivait la disposition de la gamme dorienne et inspira beaucoup le moine jésuite français Louis Bertrand Castel (1688-1757), qui construisit, en 1734, un clavecin oculaire qui jouait non pas de la musique, mais de la couleur, puis des instruments capables de produire simultanément couleurs et sons. Les couleurs des instruments de Castel prenaient la forme de morceaux de papier ou de rubans qui se soulevaient lorsqu’on frappait sur les touches. L’orgue le plus ambitieux de Castel fut exposé à Londres en 1757, l’année de sa mort. Cet énorme instrument comportait douze octaves et 144 touches, avec des ouvertures pour chacune qui s’ouvraient en révélant des carrés colorés en papier fin.»
Aleksandra Loske, Couleur, une histoire visuelle, Pyramid éditions, 2019, pp. 66-67.
Louis Bertrand Castel (1688-1757), le Clavecin oculaire.
SYNESTHÉSIE*…
Près de 4% de la population serait concernée, et particulièrement les gauchers, par l’une des 80 formes de synesthésie repérées. Parmi ces formes, la chromesthésie est stimulée par les sons et les notes musicales, qui font apparaître formes, couleurs et textures dans le champ de vision du synesthète (ou comme le décrivent certains, « l’œil mental »).
De nombreux compositeurs et musiciens classique ont également évoqué leur synesthésie, soit précisément ou par inadvertance dans leur correspondance, comme Franz Liszt, Richard Wagner, Alexander Scriabine, Jean Sibelius, Nikolai Rimsky-Korsakov , Itzakh Perlman, Olivier Messiaen, György Ligeti, Leonard Bernstein…
L’exploration des liens entre les sons et les couleurs n’est pas uniquement réservée aux compositeurs et musiciens. Les peintres sont également fascinés par ce monde particulier, et à l’avant-garde se trouve Wassily Kandinsky (1866-1944). Le peintre – et violoncelliste – russe fut très probablement synesthète. Il aurait découvert ce phénomène à la suite d’une représentation de Lohengrin de Wagner à Moscou : « Je ne craignais pas de dire que Wagner avait peint en musique “mon heure” ».
Synesthète ou pas, il exprime une fascination inépuisable pour la rencontre entre la musique et la couleur, souhaitant capturer la musique à travers ses tableaux. Il donne même des noms à ses œuvres tels que « Compositions », « Improvisations », et « Impressions ». Parmi les nombreux exemples, son tableau Impression III (1911) démontre parfaitement cette fascination, peint après un concert à Munich de la musique d’Arnold Schoenberg, compositeur (et peintre) avec lequel Kandinsky entretient par la suite une amitié profonde et un partage réciproque d’idées :
«Je viens d’assister à votre concert ici, et j’ai eu une joie réelle à l’écouter. […] nos aspirations et notre façon de penser et de sentir ont tant en commun que je me permets de vous exprimer ma sympathie. Vous avez réalisé dans vos œuvres ce dont j’avais, dans une forme à vrai dire imprécise, un si grand désir en musique. Le destin spécifique, le cheminement autonome, la vie propre enfin des voix individuelles dans vos compositions sont justement ce que moi aussi je recherche sous une forme picturale.»
D’après Léopold Tobisch, Voir la Musique, France Musique, 2018.
Wassily Kandinsky (1866-1944) – Impression III (Concert), 1911.
Arnold Schönberg (1874-1951), 3 Klavierstücke, op. 11, No. 1, Mäßig (modéré) interprétée par Claudio Arrau.
*La synesthésie (de « syn » et de« aesthesis » signifiant “ensemble” et « sens » en grec) désigne la faculté de certaines personnes à « goûter » un mot, « sentir » une couleur, ou encore « voir » un son.