Un jour… Un chef-d’œuvre (221)

Je vois de lourdes gouttes qui pendent
Au bord vert des feuilles.

Mathilde Wesendonck (1828-1902)

Thomas Edwin Mostyn (1864-1930), Décor pour le deuxième acte de Parsifal de Richard Wagner, 1914.

Richard Wagner (1813-1883), Wesendonck-Lieder, 3. Im Treibhaus (Dans la Serre), interprété par Cheryl Studer et l’Orchestre de la Staatskapelle de Dresde, dirigé par Giuseppe Sinopoli.

Couronnes de feuilles, en arches hautes,
Baldaquins d’émeraude,
Enfants des régions éloignées,
Dites-moi pourquoi vous vous lamentez.

En silence vous inclinez vos branches,
Tracez des signes dans l’air,
Et témoin muet de votre chagrin,
Un doux parfum s’élève.

Largement, dans votre désir impatient
Vous ouvrez vos bras
Et embrassez dans une vaine illusion
Le vide désolé, horrible.

Je sais bien, pauvres plantes :
Nous partageons le même sort.
Même si nous vivons dans la lumière et l’éclat,
Notre foyer n’est pas ici.

Et comme le soleil quitte joyeusement
L’éclat vide du jour,
Celui qui souffre vraiment
S’enveloppe dans le sombre manteau du silence.

Tout se calme, un bruissement anxieux
Remplit la pièce sombre :
Je vois de lourdes gouttes qui pendent
Au bord vert des feuilles.

Mathilde Wesendonck (1828-1902)

Œuvre toute particulière dans la production de Richard Wagner, les cinq mélodies connues sous le nom de Wesendonck furent écrites avec un accompagnement de piano entre 1857 et 1858. Elles sont le résultat d’une période privilégiée pendant la quelle le compositeur était logé, avec sa femme Minna, dans un pavillon du parc de la fameuse villa du richissime négociant en art, Otto Wesendonck.

Au moment où il composait la Walkyrie, la jeune épouse d’Otto, Mathilde écrivait des poèmes que le compositeur allait mettre en musique. On a souvent prétendu que Richard et Mathilde avaient eu une liaison amoureuse, mais quoi qu’il en soit, leur situation et leur attirance réciproque ainsi que la convergence de leur pensée philosophique auront probablement contribué à l’intensité du premier acte de la Walkyrie mettant en scène Siegmund et Sieglinde les jumeaux amoureux face à l’hostilité des hommes et des dieux. Il est aussi évident que le choix et la composition de Tristan et Isolde aient été influencés non seulement par cette rencontre, mais aussi par les poèmes que Mathilde livrait progressivement à Richard.

Les textes de Mathilde sont pensifs, influencés de loin par Wilhem Müller, auteur figurant parmi les préférés de Schubert. Wagner nomma deux de ces mélodies « études pour Tristan et Isolde », utilisant pour la première fois des motifs qui se retrouveront plus tard dans l’opéra. Dans « Träume », on peut entendre l’esquisse du duo d’amour du second acte alors que dans « Im Treibhaus », Wagner utilise quelques motifs qui prendront place au troisième acte du drame et qui constitueront le matériau principal du sombre prélude orchestral. Cependant, le langage harmonique chromatique de Tristan se fait sentir à travers tout le cycle.[…]

Dans une ambiance nocturne, accentuée par la tonalité funèbre de ré mineur, le troisième lied, Im Treibhaus (Dans la serre), étude pour Tristan, annonce dans une rythmique à six, puis à neuf temps, le motif du désir, sombre désormais, et du prélude du troisième acte de l’opéra en chantier. La mélodie, profondément touchée par la mélancolie nous montre une descente dans la nuit et le silence. Elle vaut surtout par ses harmonies transitoires et son chromatisme très expressif. Inlassablement, le motif de départ se répète mais jamais à l’identique. Il suit toutes les inflexions du texte qui en vient à évoquer le calme du crépuscule et la mort en silence.

Superbe musique d’une rare intensité. On y trouve déjà les prémices de Quatre derniers lieder de Richard Strauss (Im Abendrot surtout) pourtant composés près de quatre-vingt ans plus tard ! A l’entrée du postlude, la musique ne marque plus qu’un battement mystérieux du temps avant que le thème ne vienne une dernière fois distiller toute son émotion. Ce lied sonne comme un adieu.

[…] Les cinq mélodies regroupent à elles seules une grande part de la philosophie de Richard Wagner. On y retrouve tous les concepts du temps, de la vie, de la mort, du renoncement et de l’amour suprême conduisant à la compassion ultime. Pour Wagner, la libération (rédemption) se trouve dans le renoncement au monde. Il permet d’atteindre l’Amour (compassion) qui seul autorise l’accession à l’éternité (ce qui n’est pas né et qui ne mourra pas). Ce génial cycle est une magnifique manière de se familiariser avec l’art et la pensée complexe du maître de Bayreuth.

Jean-Marc Onkelinx, Wagner dans tous ses états, Numéro spécial de la Revue du Cercle Belge Francophone Richard Wagner, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner, Bruxelles, 2013 pp. 53-54.

La page de couverture du numéro spécial de la revue du CBFRW à l’occasion du bicentenaire en 2013 par Jean-Marc Onkelinx (70 pages). La peinture en arrière plan est de Chantal Bietlot, L’Adoration du Graal, 1999.

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