Gloria all’Egitto

Dès mardi, l’Opéra royal de Wallonie fera résonner en ses murs l’un des opéras les plus prisés du répertoire, le célébrissime Aïda de Giuseppe Verdi. Pour ceux qui n’ont pas pu assister à ma récente conférence à l’ORW sur le sujet, voici un texte que j’avais écrit en 2014 sur le contexte de la création de cette œuvre incontournable et que je n’avais jamais publié sur le blog. Il est dense et surtout historique. Je vous le livre donc avec la plus grande joie et vous en souhaite une excellente lecture.

26. Giuseppe Verdi lors d'une représentation d'Aïda

Giuseppe Verdi lors d’une représentation d’Aïda

« … Il y eut des applaudissements, des ovations, des cris d’enthousiasme, et puis, au cours des conversations animées des entractes, on exprima son admiration devant l’honneur qui incombait au Théâtre du Caire, celui d’avoir donné vie à une composition musicale si grande et si belle. » Filippo Filippi (journaliste présent à la première d’Aïda)

Ouverture d’Aida que G. Verdi écrivit pour la première à Milan en 1872. Elle est beaucoup plus longue que celle qu’on joue aujourd’hui et qui avait été composée pour l’Opéra du Caire en 1871.

Le 21 juillet 1798, le général Napoléon Bonaparte engrange une victoire essentielle dans son projet de conquérir l’Égypte. Il bat les cavaliers Mamelouks de Mourad Bey qui, surpris par les tirs de l’infanterie française, se retirent après une bataille de moins de deux heures au pied des pyramides de Gizeh. Pourtant, Bonaparte régnera à peine trois ans sur le pays, chassé, dès 1801, par la flotte britannique dirigée par le fameux Amiral Nelson. Pour les Anglais, il en va du maintien de la domination sur la Méditerranée et du contrôle de la route des Indes. Une fois victorieuse, la flotte de Nelson se retire et les différents Pachas qui gouvernent le pays s’attachent à le moderniser.

41. Costume d'Aida (1872) par Mariette

Costume d’Aida (1872) par Auguste Mariette.

L’influence française tend à diminuer dans la région, même si, d’un point de vue égyptologique, l’élan initié par Bonaparte contribua grandement à la connaissance des richesses de l’Égypte antique. Ainsi, de nombreux savants et artistes s’installèrent près des vestiges pour les étudier, les peindre et les décrire à loisir. Jean-François Champollion (1790-1832) déchiffre les hiéroglyphes à 38 ans et publie son Dictionnaire égyptien en écriture hiéroglyphique (1841) avant de mourir prématurément des suites de la tuberculose. Suivent nombre de prestigieuses publications dont certaines font encore autorité aujourd’hui.

Deux pages du Dictionnaire égyptien en écriture hiéroglyphique (1841)

L’Allemagne, les États-Unis et la Grande-Bretagne ne sont pas en reste. Les Occidentaux pillent littéralement le patrimoine antique retrouvé lors des fouilles archéologiques, d’abord pour satisfaire une course aux antiquités très à la mode pour de riches collectionneurs et des musées, ensuite, sous l’action du français Auguste Mariette, entre 1850 et 1880, avec plus de méthode et de respect des traces du passé. Ce n’est que dans les dernières années du XIXème siècle que les techniques modernes de fouilles et l’application rigoureuse de l’archivage archéologique donnent à cette exploration un caractère scientifique.

Illustration.

Le Canal de Suez

En novembre 1869, le Canal de Suez, construit par la compagnie du français Ferdinand de Lesseps, est inauguré après une décennie de travaux, en présence de l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III. L’ouvrage spectaculaire et titanesque relie la mer Rouge à la mer Méditerranée. À l’origine long de 162 kilomètres, large de 54 mètres et profond de huit mètres, il permet de relier Londres à Bombay sans contourner l’Afrique. Les Britanniques en prendront rapidement la domination jusqu’à sa nationalisation imposée par Nasser en 1956. Ses dimensions ont été largement augmentées depuis en raison des énormes navires modernes qui l’empruntent tous les jours.

30. Une des premières traversées du canal de Suez au xixe siècle

29. La construction du canal de Suez au XIXème siècle

Deux semaines auparavant, Le Caire et son Khédive, le vice-roi Ismaïl Pacha avaient également inauguré leur maison d’Opéra, une salle à l’italienne de 850 places construite par les architectes Avoscani et Rossi. Dans un tel climat de prestige international, le Khédive, qui avait été élevé à Paris et qui était imprégné de culture occidentale, avait désiré commander à un grand compositeur européen, Wagner, Verdi ou Gounod une oeuvre importante. Giuseppe Verdi, le compositeur d’opéras italiens le plus prestigieux de l’époque, était pressenti par les autorités. On lui proposait un hymne qui pourrait accompagner les prestigieuses festivités. Pourtant le compositeur avait refusé l’invitation en prétextant, d’une manière assez sèche qu’il n’avait nullement l’habitude de « composer des morceaux de circonstance« .

27. Portrait peint d'Ismaïl Pacha à l'époque de Aida

Ismaïl Pacha (en arabe : إسماعيل باشا) né en 1830 et mort en 1895, est le vice-roi puis le khédive d’Égypte et du Soudan du 18 janvier 1863 au 8 août 1879. (Wikipédia)

Il faut dire que Verdi, au sommet de sa gloire, avait décidé de prendre sa retraite – il n’avait cependant pas encore soixante ans – et de s’occuper de la révision des quelques unes des ses œuvres tout en profitant de sa propriété de Sant’Agata acquise depuis 1851 et où il désirait passer le plus clair de son temps en compagnie de son épouse Giuseppina Strepponi. Loin de se décourager, Ismaïl Pacha chargea Camille du Locle, le librettiste de Don Carlos, de convaincre le compositeur de composer un opéra qui honorerait l’Opéra du Caire et qui développerait une intrigue située dans l’Égypte des pharaons. Verdi refusa à nouveau. Sur le point de renoncer, le Khédive, déçu et agacé, menaça, dans une lettre, de s’adresser à d’autres auteurs. Ce fut le moment, pour du Locle, de transmettre à Verdi la lettre d’Ismaïl Pacha ainsi qu’un bref ouvrage de l’Égyptologue Auguste Mariette, très populaire dans la bonne société du Caire ainsi qu’à Paris, qui avait retenu son attention. La Fiancée du Nil, racontait en effet, en quatre pages seulement, la terrible histoire du valeureux guerrier Radamès qui, tombé amoureux de la belle esclave éthiopienne Aïda, avait, à son insu, trahi sa patrie et avait été condamné à être emmuré vivant à Thèbes.

33. Auguste Mariette, par Nadar, vers 1861

Auguste Mariette, par Nadar, vers 1861

Giuseppe Verdi vit tout de suite les possibilités exceptionnelles de l’argument et répondit de Sant’Agata: « J’ai lu le scénario égyptien. C’est bien fait; la mise en scène est splendide, et il y a deux ou trois situations qui, si elles ne sont pas nouvelles, sont sûrement très belles. Mais qui l’a conçu? Il révèle une main très experte, une certaine maîtrise de cet art et une grande habitude du théâtre […]. » En fixant des conditions financières très élevées, en exigeant la propriété absolue de sa partition, en demandant beaucoup de temps pour l’entreprise et en ordonnant ses propres interprètes, Verdi accepta heureusement de sortir de sa retraite. Ce fut du Locle qui composa le livret en prose française et Antonio Ghislanzoni qui le versifia en italien avec, comme d’habitude, les terribles exigences, corrections et remarques du compositeur. Quant à Mariette, il se rendit à Paris pour donner ses instructions quant à la confection des décors, des costumes et des accessoires.

50. Verdi, buste en terre cuite de Vincenzo Gemito en 1872

Verdi, buste en terre cuite de Vincenzo Gemito en 1872

Le 29 juillet 1870, Verdi signa le contrat rédigé par Mariette pour le compte du Khédive. Il y était convenu que si l’oeuvre ne pouvait pas être représentée au Caire en janvier 1871 pour des raisons indépendantes de la volonté de l’auteur, celui-ci récupérerait l’ouvrage en s’octroyant le droit de le produire ailleurs dans les six mois. Quelques jours auparavant, la France et la Prusse s’étaient déclarées la guerre et les combats faisaient rage. Verdi, isolé dans sa propriété, travailla vite. Il prit toutes les dispositions pour s’informer des instruments en usage dans l’Égypte antique et sur les coutumes d’alors. Il fit fabriquer « six trompettes droites de forme égyptienne antique » par un facteur d’instruments milanais. Il développa la psychologie des personnages principaux du drame et développa un langage musical nouveau fait de contrepoint et d’une densité orchestrale nouvelle. En novembre, il avait pratiquement achevé l’ouvrage et se disait prêt à contresigner le contrat pour en marque le terme.

31. L'Opéra du Caire, extérieur

32. L'opéra du Caire, Intérieur

L’Opéra du Caire au 19ème siècle, vue extérieure et intérieusre

Depuis la Bataille de Sedan qui avait vu la victoire prussienne et la capture de Napoléon III le 1er septembre 1870, la guerre continuait de plus belle et la France semblait vaciller de plus en plus. Paris était assiégée depuis le milieu du mois de septembre et Verdi, qui aimait la Ville lumière, ne put que s’épancher: « Pauvre Paris! Que j’ai vu si gaie, si belle, si magnifique en avril dernier« . Le siège avait pourtant des conséquences inattendues. Les décors et les accessoires, les costumes et les maquettes, tout ce qui devait être monté à l’Opéra du Caire était fabriqué à Paris avec un souci de vérité historique très rare pour l’époque. La date prévue pour la première approchait et plus rien ne bougeait. Verdi ne savait pas que rien ne sortait de la ville et que ses décors y étaient « pris en otage« . Il considéra donc, selon le contrat, qu’il était en droit de prendre contact avec la Scala de Milan pour monter son ouvrage en Italie. En apprenant la nouvelle, le Khédive fut fort déçu de cette décision. On expliqua à Verdi que Paris était inaccessible et que personne ne savait quand le siège s’achèverait, que ce cas de force majeure n’était, évidemment pas prévisible lors de la signature du contrat. Le compositeur fut sensible aux arguments d’Ismaïl Pacha et accepta d’attendre: « J’ignorais alors que Mariette fut enfermé dans Paris et qu’avec lui fussent enfermés décors et costumes… À peine cette nouvelle fut arrivée à ma connaissance, je me suis empressé d’en prévenir la direction de la Scala afin de suspendre tout préparatif pour le nouvel opéra…« .

34. Verdi Aida, page de garde de la partition Ricordi

Pendant ce temps, Verdi se mit à réviser sa partition et y travailla encore plusieurs mois. C’est finalement en juin 1871, après maintes péripéties politiques que le siège prit fin et enfin terminés, tous les accessoires furent livrés au Caire au milieu du mois de novembre. On programma la première pour le 16 décembre et les répétitions commencèrent sous la direction de Giovanni Bottesini avec Antonietta Anastasi-Pozzoni dans le rôle titre, Pietro Mongini en Radamès. Eleonora Grossi incarnait Amnéris, Francesco Steller, Amonasro et Paolo Medini, Ramfis. Verdi, qui détestait les voyages, ne fit pas le déplacement.

45. Sax, Trompettes d'Aïda pour opéra de Paris 1880

Trompettes thébaines (voir le billet qui y est consacre en cliquant ici)

Il fallut encore retarder la première de quelques jours et la générale rocambolesque eut lieu le 23 décembre entre dix-neuf heures et… trois heures et demie du matin à la suite de pannes de gaz, de décors en désordre et inachevés. Tout fut pourtant en ordre de marche pour la première la veille de Noël. L’enthousiasme fut au rendez-vous. Toutes les places avaient été vendues pour au moins deux semaines sans discontinuer. Un marché noir s’était installé et l’on pouvait se procurer des billets moyennant des sommes astronomiques. L’essentiel du public était constitué de colons européens. De nombreux critiques et journalistes avaient fait le déplacement. Ils surent, pour beaucoup reconnaître la force de l’opéra et les innombrables nouveautés stylistiques du compositeur. Certains y virent une concession au wagnérisme que découvrait l’Italie à travers la première de Lohengrin à Bologne, d’autres y signalèrent l’apport du contrepoint et de l’écriture imitative. Il n’empêche, la gloire du Khédive en était renforcée et l’on se félicitait d’une telle réussite. Certes Aïda n’avait accompagné ni l’inauguration du Canal de Suez, ni celle de l’Opéra du Caire, mais elle avait contribué à faire rayonner bien au-delà des frontières la réputation de la capitale égyptienne et de son khédive tout autant que celle de Giuseppe Verdi, bien décidé, désormais, à en rester là… du moins pour quelques temps!