Est-ce un paradoxe de mettre en présence Rossini, Escher et Eco? Prenez-vous la tête quelques minutes… avec le sourire et le soleil de Séville, évidemment, puis à vous de juger…!
Maurits Cornelis Escher (1898-1972), Drawing hands, 1948.
Gioacchino Rossini (1792-1868), Il barbiere di Siviglia, Act 1 – « Largo al factotum » (Figaro), interprété par Leo Nucci, Orchestra del Teatro Comunale di Bologna, dir. Giuseppe Patanè.
« Le barbier du village est celui qui rase tous les hommes du village qui ne se rasent pas eux-mêmes, et seulement ceux-là. Qui rase le barbier du village? Évidemment, il ne peut se raser lui-même car il ne rase que ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes et l’on présuppose qu’il n’y a personne d’autre dans le village ayant la fonction de raser qui que ce soit. J’avais proposé ce paradoxe à mes enfants âgés de quatre et cinq ans et ils l’avaient résolu de trois façons: 1) le barbier du village est une femme, 2) le barbier ne se rase pas et a une barbe très fournie, 3) le barbier ne se rase pas mais il brûle la barbe et a le visage défiguré par d’horribles cicatrices.
En réalité, le paradoxe doit être présenté ainsi: « Un village a parmi ses habitants un et un seul barbier, homme bien rasé. Sur l’enseigne de son échoppe, il est écrit: « le barbier qui rase tous ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes ». La question à ce stade est: « Qui rase le barbier? »
La logique et les mathématiques modernes ont proposé des antinomies pour résoudre de très subtils problèmes que je n’évoquerai pas ici, me limitant à parler de certaines antinomies célèbres, par exemple celle-ci, citée par Aulu-Gelle, selon qui Protagoras aurait formé aux études de droit un jeune prometteur, Évathle, auquel il n’avait demandé que la moitié de sa rétribution, établissant que le reste serait soldé après qu’Évathle aurait gagné son premier procès.
Mais Évathle n’avait pas entrepris de carrière d’avocat, mieux, il s’était adonné à la politique, et n’avait jamais remporté son premier procès puisqu’il n’avait jamais exercé. Par conséquent, Protagoras n’avait jamais été payé: à la fin, il avait attaqué Évathle en justice pour que soit soldé le prix de ses leçons. Le jeune homme décida de se défendre lui-même, devenant ainsi son propre avocat, en créant cette situation de flou. Selon Protagoras: si Évathle gagnait, il devait payer sur la base de leur accord, car il avait remporté son premier procès; Si Évathle perdait, il devait payer quand même en application de la sentence. Selon Évathle: Si Évathle gagnait, il n’aurait pas à payer Protagoras en application de la sentence; si Évathle perdait, il n’aurait pas à payer Protagoras puisque, sur la base de leur accord, il n’avait pas gagné son premier procès.
Ce paradoxe a longtemps servi à démontrer combien tant les avocats que les politiciens n’étaient pas des personnes fiables.
Ou, cité par Diogène Laërce, l’énigme du crocodile: un crocodile avait attrapé un bébé qui jouait sur les rives du Nil. La mère implora le crocodile de le lui rendre. « Bien sûr – dit le crocodiles – si tu sais me dire à l’avance exactement ce que je vais faire, je te rendrai ton petit; mais si tu ne devines pas, j’en ferai mon déjeuner. » « Oh – s’écrie la mère, pleurant de désespoir – tu vas dévorer mon enfant. »
Le crocodile finaud répondit: « Je ne peux te rendre le petit, car si je te le rends, je ferai en sorte que tu aies dit le faux, et je t’avais garanti que si tu disais le faux, je le dévorerais. » « C’est exactement le contraire – répond avec ruse la mère – tu ne peux pas manger mon bébé parce que, si tu le dévores, tu feras en sorte que j’aie dit le vrai et tu avais promis que si je disais le vrai, tu me rendrais mon petit. Je sais que tu es un crocodile d’honneur et que tu tiendras ta parole donnée. »»
Umberto Eco, Sur les épaules des géants, Paris, Éditions Grasset, 2018, pp. 218-221.