Un jour… Un chef-d’œuvre (164)

L’art baroque est l’art d’harmoniser les contraires…

Philippe Beaussant

Bartolomeo Bettera (1639-1688), Nature morte avec 2 luths, virginal et livres.

Arcangelo Corelli (1653-1713), Sonate en mi mineur Op. 5 n°8: I. Preludio (Largo), interprété par Andrew Manze (violon) et Richard Egarr (clavecin).

Qu’est-ce que la rhétorique? Et quelle a pu être son incidence sur la musique (j’ajoutes les arts)? 

Pour un homme du 17ème siècle, la rhétorique n’est pas seulement l’art de bien parler; elle est beaucoup plus: l’art de faire naître des émotions par la parole. C’est donc très exactement le contraire de ce qu’on a pu croire lorsque par la suite on en est venu à la considérer comme un système purement formel et dont, en conséquence, toute possibilité d’exprimer l’émotion était exclue. Entre ce qu’on appelait la « théorie des émotions », le « traité des passions », et la rhétorique il y avait à l’époque baroque un lien permanent et très fort. La rhétorique était ce par quoi émotions et passions pouvaient être transmises; elle était l’art de choisir et d’ordonner les mots, les phrases, ce qu’on appelait les figures, de manière à en faire un discours, qui puisse entraîner l’adhésion sensible, émotionnelle, de l’auditeur.

Bartolomeo Bettera (1639-1688), Nature morte avec instruments de musique.

Arcangelo Corelli (1653-1713), Sonate en mi mineur Op. 5 n°8: II. Allemanda (Allegro), interprété par Andrew Manze (violon) et Richard Egarr (clavecin).

Or, à cette époque, tous ceux qui parlent de musique (j’ajoute: et d’art) ne cessent de l’identifier à un discours. Pour eux, la musique n’est pas autre chose. […] Cela signifie que la musique est en elle-même, par elle-même, monologues, tirades, répliques; qu’elle est organisée comme telle, qu’elle a les mêmes effets qu’une récitation tragique. Elle est un amplificateur du discours parlé. « Le but ultime de la musique, dit le théoricien Neidhardt•, est simplement par les sons et par les rythmes, de susciter toutes les passions, aussi bien que le meilleur orateur. » Nous voyons bien là que se réunissent l’art de l’orateur et la transmission des passions: Pour un homme du 18ème siècle, c’était une seule et même chose.

Bartolomeo Bettera (1639-1688), Nature morte avec 2 luths, virginal et livres (détail)

 

Arcangelo Corelli (1653-1713), Sonate en mi mineur Op. 5 n°8: III. Sarabanda (Largo), interprété par Andrew Manze (violon) et Richard Egarr (clavecin).

[…] C’est que ces « figures » rhétoriques étaient si aisément identifiables, si « parlantes » – c’est le mot -, si bien comprises par les auditeurs (j’ajoute: les spectateurs) du 18ème siècle, qu’elles finissaient par ne même plus avoir besoin du secours des mots. Elles avaient exactement le même pouvoir d’évocation dans un mouvement de concerto, de sonate ou dans une pièce pour clavecin. Le discours musical n’était pas le propre du chant, mais de toute musique. 

Bartolomeo Bettera (1639-1688), Nature morte avec instruments de musique.

Arcangelo Corelli (1653-1713), Sonate en mi mineur Op. 5 n°8: IV. Giga (Allegro), interprété par Andrew Manze (violon) et Richard Egarr (clavecin).

Texte de Philippe Beaussant, Vous avez dit baroque? Paris, Actes Sud (Babel), 1994, pp. 134-137.

• Neidhardt, Johann Georg (1685-1739), théologien, organiste et théoricien allemand. On lui a attribué à tort l’invention du piano forte en 1721 – qui avait déjà été mis au point par Bartolomeo Cristofori dès 1698.