Un jour… Un chef-d’œuvre (120)

«Le Malheur des uns fait.. .le Bonheur des autres…!»

Johann Friedrich Hentzel (1807-1869), Le Convoi funèbre du Chasseur.

Gustav Mahler (1860-1911), Symphonie n°1, III. Feierlich und gemessen, ohne zu schleppen, (Marche funèbre sur Frère Jacques ou l’Enterrement du Chasseur) interprété par l’Orchestre symphonique de Chicago, dirigé par Pierre Boulez.

« L’ironie, traditionnellement définie comme la manière de dire le contraire de ce que l’on veut faire comprendre et illustrée par l’antiphrase voltairienne, est sans doute mieux servie par des approches qui mettent simultanément l’accent sur sa composante axiologique et sur sa charge critique. Préciser que le noyau d’ironies ponctuelles repose sur le principe du blâme par la louange et que l’essence des discours ironiques de plus grande ampleur consiste toujours à nier ce qu’ils affirment permet en outre d’attirer l’attention sur les rapports particuliers que l’ironie entretient avec l’univers des émotions. […]

Dans l’usage quotidien comme dans le débat public, l’ironie est un outil d’une grande efficacité: l’ironie du professeur qui accueille le petit Charles Bovary ou celle de Marc-Antoine à l’occasion de l’éloge funèbre de César illustrent combien il est facile de mettre les rieurs de son côté et guère plus compliqué d’exciter les passions. »

Pierre Schoentjes, L’Ironie, dans Arts et Émotions, Paris, Éditions Armand Collin, 2015, p. 215.

Anonyme (19ème siècle), Le Convoi funèbre du Chasseur.

C’est par l’intermédiaire de cette enfance, paradis perdu des romantiques, que nous pénétrons dans le mouvement le plus mystérieux de cette symphonie. Une lente marche funèbre en ré mineur, bâtie non sans ironie sur la version allemande de la chanson « Frères Jacques » (Brüder Martin). Sur un mouvement de balancier lourd et sombre des basses, la chanson, altérée par le mode mineur, se déploie lentement en une sorte de cortège funèbre. La mélodie s’amplifie, se répandant à tout l’orchestre, lui conférant une sonorité insoutenable. Soudain, un thème presque vulgaire, issu des danses de bistro, est joué « avec parodie » par un petit orchestre, aux sonorités grinçantes. Cette alternance d’éléments graves et futiles scandalisa les premiers auditeurs peu habitués à cet amalgame de genres. Mahler indiqua que l’inspiration saisissante de ce morceau lui venait de la réminiscence d’une image familière à tous les enfants allemands et autrichiens, « L’enterrement du Chasseur », dans laquelle un cortège d’animaux aux attitudes faussement sombres portent à sa dernière demeure le chasseur, leur ennemi.

Toute l’ironie de la scène se retrouve dans la marche funèbre provoquant de la sorte un effet effroyable. Soudain, surgit un thème, sublime et sans la moindre ironie, provenant des Chants du Compagnon errant (4e Lied, les deux yeux bleux « die zwei blauen Augen »). Il distille une paix qui n’a d’égale que celle de la mort, illustrant orchestralement les vers « Au bord de la route, s’élève un tilleul et là, pour la première fois, j’ai trouvé le repos dans le sommeil ».

Ce bref épisode ramène alors la terrible marche funèbre et, dans sa suite, les danses vulgaires avant qu’une dernière fois les rythmes de la marche s’éloignant dans le lointain ne referment cette pièce exceptionnelle. Mahler aimait qualifier le mouvement de « fantaisie à la manière de Callot », hommage au célèbre graveur populaire du XVIIe siècle qui exploitait un style particulièrement ironique.

JMO, https://jmomusique.blog/2008/05/30/mahler-un-titan-bien-singulier/

Jacques Callot (1592-1635), Le Joueur de violon, 1610.