Un jour… Un chef-d’œuvre (148)

“N’accuse pas le puits d’être trop profond. C’est ta corde qui est trop courte.”

Proverbe indien

Carl Holsøe (1881-1935) – Femme assise près d’un violoncelle (détail).

 

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Suite pour violoncelle seul en do mineur BWV 1011, interprétée par János Starker.

« La note d’appréhension est un do, la corde la plus basse sur un violoncelle, joué ici en lever de rideau massif, menaçant et sombrement majestueux. La tonalité est en mineur et, dans les premières phrases rêveuses, une atmosphère de fatigue prend appui sur les registres les plus graves – un vieil homme raconte une vieille histoire.

Voici comment on en est arrivé là. Il était une fois où ces notes mêmes avaient compté au nombre des plus illustres d’Europe. Elles disaient la splendeur et l’extravagance; on les employait aux plus hauts échelons du pouvoir noble. Mais elles étaient environnées de discorde et et de difficultés.

Une narration enjouée prend forme. Les voix entrent et sortent l’une après l’autre. L’affaire se corse. Mais entendons-nous toute l’histoire ou une seule voix d’une polyphonie plus vaste? Il semble que quelque chose manque.

C’est la seule des six suites qui exige une modification de l’accord de l’instrument (le terme technique est scordatura), ce qui signifie que la corde la plus aigue du violoncelle en la est accordée un ton plus bas en sol. Pourquoi Bach a-t-il modifié l’accord? Les spécialistes sont perplexes. Il se pourrait bien qu’il ait cherché à assombrir l’atmosphère.

Un mystère entoure la cinquième suite. C’est la seule dont il existe une autre version composée par Bach pour un autre instrument – le luth. Et le manuscrit autographe de cette suite pour luth a survécu. Il est dédicacé à un mystérieux Monsieur Schouster.

Plusieurs questions auront été soulevées avant que le violoncelle, lancé dans sa mission fuguée clandestine, traîne jusqu’à la fin ses gros sabots. Pour quoi la cinquième suite pour violoncelle, la seule de la série, a-t-elle une existence parallèle en tant que suite pour luth? Laquelle des deux versions a-t-elle été composée la première, la cinquième suite pour violoncelle ou la suite pour luth? Et qui était ce Monsieur Schouster?

Je ressens une sorte de vertige lorsque le bibliothécaire de la Bibliothèque royale de Belgique apporte le manuscrit autographe de la suite pour luth et le dépose sans façon sur une table de chêne. La calligraphie de Bach me saute au visage en une ruée vertigineuse de notes, portées, volutes, points, queues de notes et traits en superbe rondeurs décidées, assurées. »

Eric Siblin, Les Suites pour violoncelle seul, En quête d’un chef-d’œuvre baroque, Traduit de l’anglais par Robert Melançon, Toronto, Biblio-Fides, 2015, pp. 209-210.

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Suite pour luth en sol mineur BWV 995, Prélude, interprété par Jakob Linberg.

Carl Holsøe (1881-1935), Femme assise près d’un violoncelle.