Un jour… Un chef-d’oeuvre! (55)

« Les majas et majos désignent des personnages de certains quartiers populaires de Madrid, vêtus de façon luxueuse et voyante, qui adoptaient une attitude hardie et désinvolte; certains aristocrates imitèrent leur façon de s’habiller, mais en portant des tissus et des ornements plus riches. Goya a représenté ces majas et ces majos à de nombreuses reprises.»

Yvan Nommick

56a. F. de Goya, El Quitasol (le Parasol), 1777.

Francisco de Goya (1746-1828), El Quitasol (le Parasol), 1777.

Enrique Granados (1867-1916), Goyescas: Intermezzo interprété par l’Orchestre symphonique de la BBC, dirigé par Josep Pons, 2019.

« L’Espagne goyesque de Granados

Musicien complet, Enrique Granados (1867-1916) développa trois facettes de son art : celle de l’interprète, celle du pédagogue et celle du compositeur. Bien que la carrière de virtuose ne constitua pas son objectif principal, il fut un remarquable pianiste – il assura en particulier la première audition en Espagne du Concerto pour piano et orchestre en la mineur de Grieg, en 1892 – et cultiva brillamment la musique de chambre, collaborant avec des artistes comme Pablo Casals, Jacques Thibaud ou Eugène Ysaÿe. Tous ceux qui eurent l’opportunité de l’entendre le qualifièrent de “poète du piano” et soulignèrent la beauté et l’expressivité de sa sonorité. Pédagogue talentueux, Granados fonda à Barcelone sa propre école de musique qui existe encore actuellement. La composition fut toutefois sa vocation principale comme le démontre la lettre qu’il adressa à un destinataire inconnu à l’occasion de la création de Goyescas à New York : “J’ai enfin vu mes rêves se réaliser.” Granados fut un compositeur indépendant par rapport aux courants esthétiques de son époque. Contrairement à Isaac Albéniz, Manuel de Falla et Joaquín Turina, il n’intègra pas de procédés harmoniques impressionnistes à son langage, mais contribua lui aussi, dans le cadre d’un Romantisme tardif et d’un nationalisme distancé et sublimé, à la renaissance de la musique espagnole au début du xxe siècle.

56d. Jose Jimenez Aranda, La Mort du Torero, 1870 (détail).

Jose Jimenez Aranda (1837-1903), La Mort du Torero, 1870 (détail).

Enrique Granados (1867-1916), Tonadillas: La Maja Dolorosa n°1, interprétée par Montserrat Caballé et l’Orquesta De Camara, dirigé par Rafael Ferrer.

LA MAJA DOLOROSA N°1 

¡Oh muerte cruel!
Oh, mort cruelle !
¿Por qué tú, a traición,
Pourquoi as-tu, traîtreusement,
mi majo arrebataste a mi pasión?
Volé mon amour à moi ?
¡No quiero vivir sin él,
Je ne veux pas vivre sans lui,
porque es morir, porque es morir
Parce que c’est mourir, c’est mourir
así vivir!
De vivre ainsi !

No es posible ya
Ce n’est pas possible
sentir más dolor:
De ressentir plus de douleur :
en lágrimas deshecha ya mi alma está.
Mon âme se dessèche en larmes.
¡Oh Dios, torna mi amor,
Ô dieu, renvoie mon amour,
porque es morir, porque es morir
Parce que c’est mourir, c’est mourir
así vivir!
De vivre ainsi !

Fernando Periquet (1873 – 1940)

Histoire de Goyescas

Le 11 mars 1911, au Palau de la Música Catalana de Barcelone, Granados joua pour le première fois et avec un très grand succès la première partie de ses Goyescas, une suite pour piano témoignant de sa fascination pour l’univers du célèbre peintre et graveur espagnol Francisco de Goya (1746-1828). Le 4 avril 1914, il interpréta la deuxième partie de la suite à la salle Pleyel à Paris, dans le cadre d’un concert organisé par la Société musicale indépendante. Entre ces deux concerts, il composa notamment les Tonadillas en estilo antiguo (Tonadillas en style ancien, 1912-1913) sur des poèmes de Fernando Periquet : l’allusion à ce genre de la deuxième moitié du 18ème siècle ainsi que les titres et les textes de chacune des chansons révélent le profond intérêt qui se manifeste en Espagne au début du xxe siècle pour l’art de Goya et en particulier pour cet univers des majos et des majas que l’artiste a si bien reflété dans ses œuvres. Dans une lettre écrite en français et adressée le 3 février 1913 au pianiste et compositeur américain Ernest Schelling, Granados définit clairement l’esprit et la signification de ses Tonadillas : “Je vous envoie des Tonadillas espagnoles, les Lieder de l’Espagne, inspirées des anciens chants classiques à nous, mais tout à fait à moi comme idée. C’est ce qu’on
peut dire [des] ‘essais pour Goyescas’. C’est de la musique de race.” Ces explications du compositeur sont fondamentales car elles nous apprennent que ces chansons sont en quelque sorte des travaux préparatoires à son opéra Goyescas – lequel s’inspirera de la suite pour piano éponyme.

Yvan Nommick, L’Espagne goyesque de Granados, partie du texte du livret du CD HARMONIA MUNDI consacré à Goyescas de E. Granados, HMM 902609, Arles, 2019.

 

Enrique Granados (1867-1916), Goyescas: Quejas Ó La Maja Y El Ruiseñor (La Maja et le Rossignol) interprété par Jean-Marc Luisada (piano).

56b. F. de Goya, La lechera de Burdeos (La Laitière de Bordeaux), 1827.

Francisco de Goya, La lechera de Burdeos (La Laitière de Bordeaux), 1827.

Le tableau le plus remarquable reste La Laitière de Bordeaux, chant du cygne de F. de Goya, une toile qui a été vue comme un précurseur direct de l’impressionnisme. Le chromatisme s’éloigne de l’obscure palette caractéristique de ses Peintures noires ; elle présente des nuances de bleus et des touches de rose. Le motif, une jeune femme, semble révéler la nostalgie de Goya pour la vie juvénile et pleine. Ce chant du cygne fait penser à un compatriote ultérieur, Antonio Machado, qui, lui aussi exilé d’une autre répression, conservait dans ses poches les derniers vers où il écrit « Ces jours bleus et ce soleil de l’enfance. » De la même manière, à la fin de sa vie, Goya se remémore la couleur de ses tableaux pour tapisserie et accuse la nostalgie de sa jeunesse perdue. (d’après Wikipédia)

56. Le Sussex en 1896

En 1916, Enrique Granados effectue un voyage à New York pour assister à la première américaine de son opéra Goyescas. Les représentations sont un succès. Il achève sa tournée américaine dans l’enthousiasme. Au mois de mars, sur le chemin du retour, il embarque avec sa femme à bord du Sussex, qui fait la liaison de Londres à Barcelone. Le 24 mars 1916, le navire est torpillé par un sous-marin allemand. Il réussit à rejoindre un canot de sauvetage mais, apercevant sa femme qui débattait désespérément dans l’eau, il sauta à nouveau à la mer pour lui porter secours. Tous deux se noyèrent…