Un jour… Un chef-d’œuvre (248)

Ce que je ferai, ce sera l’impression de ce que j’aurai ressenti.

Claude Monet (1840-1926)

Claude Monet (1840-1926), Glycines, 1917-1920.

Paul Dukas (1865-1935), La Plainte, au loin, du faune, interprété par Olivier Chauzu.

Monet se met aux nymphéas à l’été 1899. Il entre dans un labeur imprévu de vingt-sept ans entrecoupé de périodes de dépression dont sa ténacité le sauve. À bientôt soixante ans, il s’agace déjà des défaillances pourtant minimes de sa santé. À plus de quatre-vingts, il est chagriné par le peu de temps qui lui reste bien que son ami Clémenceau lui reproche de croire qu’il a l’éternité devant lui pour achever ce cycle des Nymphéas qu’ils ont envisagé ensemble. Au total, il a peint plus de deux cent cinquante toiles de nymphéas et peu importe, en fait, de savoir laquelle est vraiment la toute dernière.

Peu d’artistes ont accaparé à ce point le nom d’une « chose ». Ronsard et la rose peut-être. Melville et la baleine, sans doute. Monet a sûrement ouvert le dictionnaire et vu: Nymphéa, n. m., nom scientifique du nénuphar blanc, appelé aussi lune d’eau, voir « nymphe », figure féminine liée aux filles de Zeus, voir « nénuphar » qui vient de l’arabe. Il a lui-même confié que ces fleurs qu’il a fait venir du Japon par bateau relevaient d’un « choix au petit bonheur », ajoutant: « J’ai mis du temps à comprendre mes nymphéas »; et s’ils forment un tombeau auquel il ne pouvait pas ne pas penser, près de cinquante ans après le décès de Camille, sa femme, qu’il avait peinte sur son lit de mort comme si elle était noyée sous les fleurs, il multiplie les nymphéas pour saturer un espace devenu illimité. Les premiers, il les a peints sans leur accorder une attention particulière, sans se douter qu’ils surpasseraient la série des peupliers et les façades de la cathédrale. Même s’il consent à en exposer au bout de dix ans, il les mûrit encore cinq ans avant qu’ils ne deviennent une obsession, liée à la construction de son atelier avec une verrière en guise de toit. Au lendemain de l’Armistice du 11 novembre, il propose d’offrir deux grandes toiles à la République; lors de la visite de Clémenceau, dès le lundi suivant, l’offre se transforme en projet de vingt-deux panneaux pour l’Orangerie des Tuileries – des panneaux de deux mètres de haut sur six à dix-huit mètres de long, une série unique dans un lieu unique, en rotonde.

La perspective donne à Monet du cœur à l’ouvrage. Encore sept ans et, malgré les désagréments des tractations avec le ministère sur les travaux d’aménagement, malgré les nouveaux deuils et la cataracte des deux yeux brûlés par le dieu Soleil qui le laissent désespéré et prêt à renoncer, malgré les doigts engourdis comme à l’époque où il peignait sans désemparer par un froid de loup la Seine toute gelée, il s’y jette à corps perdu, il écarte les branches de saule, il vérifie que la température du bassin est assez chaude pour les nénuphars, il prépare du bleu de cobalt clair, du vert émeraude, du jaune citron, parvenant avec une pointe de vermillon à « un certain violet », traquant les reflets, entêté, brossant son autoportrait en Narcisse, se tuant à la tâche si, au contraire, ces paysages n’étaient le fil ténu qui le retenait à la vie, piochant jour après jour, « ne pensant qu’à ça », buvant et fumant, empli de doute, brûlant des toiles par découragement, se relevant la nuit pour peindre, repensant la combinaison des panneaux, nageant sans relâche, désorientant le visiteur qui se sent immergé et ne sait plus s’il regarde des ondulations des herbes ou de leurs reflets, sauvé par des nouveaux verres de lunettes, renouant avec ce vieux rêve de rassembler ses « impressions et sensations de jadis », tenant à distance le couple de poulets japonais offert par le Tigre, faisant planer les nymphéas.

Après les dernières retouches, les toiles n’ont plus qu’à « sécher » et Monet à s’éteindre, échiné, entouré par ses Décorations. Au début du mois de décembre 1926, il finit par rejoindre ses morts. À la levée du corps, Clémenceau trouve le drap noir qui recouvre le cercueil trop laid, il l’enlève, le remplace par le rideau à fleur du salon, « une cretonne ancienne aux couleurs des pervenches, des myosotis et des hortensias ». Avant la fin du mois, les Nymphéas sont transférés à l’Orangerie, puis les toiles marouflées et les panneaux installés. Et, avant de mourir à son tour, avant de céder à la seule défaite qui soit, Clémenceau publie un Claude Monet. Les Nymphéas qui succède à un Lavoisier et à un Saint Louis dans la collection « Nobles vies – Grandes oeuvres »; au-delà d’un signe d’amitié, c’est en une bonne centaine de pages une espèce d’hymne à la vieillesse, à la condition expresse qu’elle se montre pleine d’énergie et refuse de « prendre son parti d’être vieux ».

Bernard Chambaz, Le dernier tableau. De Simone Martini à Zao Wou-Ki, Paris, Éditions du Seuil, 2017, pp. 170-171.