Un jour… Un chef-d’œuvre (178)

Vous croyez que je me suis retrouvée sur cette liste noire à cause de ma musique ?

Kasimir Malevtich (1879-1935), Les Déportées (femmes coupées en deux), 1930-31, détail.

 

Sofia Gubaïdulina (née en 1931), Chaconne pour piano (1962), interprétée par Anna Vinnitskaya.

« La question fondamentale pour les artistes de ma génération est celle de la liberté. La pensée libérée. Et cela, il nous a fallu le conquérir, l’arracher lambeau par lambeau avec nos ongles. Vous croyez que je me suis retrouvée sur cette liste noire à cause de ma musique ? Pensez-vous ! C’est à cause de mes yeux. Personne ne s’intéressait à ce que je composais, je pense qu’aucun dirigeant n’en a même jamais entendu une seule note, mais ils avaient vu mes yeux avides de liberté.« 

Sofia Gubaïdulina

Ils venaient toujours vous chercher au milieu de la nuit. Et donc, plutôt que d’être entraîné hors de chez lui en pyjama, ou forcé d’enfiler ses vêtements devant quelque milicien dédaigneusement impassible, il était d’abord allé au lit tout habillé – étendu sur les couvertures, sa mallette déjà remplie sur le plancher à côté de lui. Il dormait à peine, imaginant les pires choses qu’un homme pût imaginer. Son anxiété empêchait aussi Nita de dormir. Chacun feignait d’être assoupi, et feignait de ne pas percevoir et sentir la terreur de l’autre. Un de ces cauchemars éveillés persistants était que le NKVD leur prendrait Galya et l’emmènerait – si elle avait de la chance – dans un orphelinat spécial pour les enfants des ennemis de l’État. Où on lui donnerait un nouveau nom et où l’on ferait d’elle une citoyenne soviétique modèle – un petit tournesol levant son visage vers le grand soleil appelé Staline. C’était pourquoi il avait proposé de passer ses heures inévitablement sans sommeil sur le palier près de l’ascenseur. Nita tenait absolument à ce qu’il passent côte à côte ce qui pourrait s’avérer être leur dernière nuit ensemble. Mais cette fois au moins, il avait eu gain de cause.

Cette première nuit près de l’ascenseur, il avait décidé de ne pas fumer. Il y avait trois paquets de Kazbeki dans sa mallette, et il en aurait besoin quand viendrait le moment de son interrogatoire. Et, si cela devait suivre, pendant sa détention. Il s’était tenu à sa décision les deux premières nuits. Et puis ça lui était soudain venu à l’esprit: Et s’ils confisquaient ses cigarettes dès qu’il serait dans la Grande Maison? Ou s’il n’y avait pas d’interrogatoire, ou seulement la plus brève procédure? Peut-être qu’ils poseraient une feuille de papier devant lui et lui ordonneraient de la signer et… son esprit n’alla pas plus loin. Mais, dans tous les cas, ses cigarettes seraient perdues. 

Et donc il ne voyait aucune raison de ne pas fumer. Et donc il fumait.

Julian Barnes, Le fracas du temps, Paris, Mercure de France, 2016, pp. 27-28.

Sofia Gubaïdulina.

Née en 1931 à Chistopol, dans la République autonome Tatare, Sofia Gubaïdulina se montre très tôt extrêmement sensible à la musique. Aussi l’arrivée d’un piano au domicile familial a-t-elle pour effet d’illuminer son quotidien et de faire naître chez elle une vocation aussi évidente qu’inébranlable.

Agée de seulement treize ans lorsqu’elle laisse libre cours à son inspiration créatrice, Sofia Gubaïdulina effectue parallèlement des études complètes de piano, d’harmonie et de musique de chambre à Kazan. Mais c’est le Conservatoire Tchaïkovski de Moscou qui se situe dans sa ligne de mire. S’y trouvent Nikolai Peiko, assistant de Chostakovitch, et Vissarion Chébaline, avec lesquels elle poursuit ses études de composition à partir de 1954.

Les années qui suivent la mort de Staline ne sont toutefois guère propices à un apprentissage satisfaisant. De nombreuses musiques demeurent proscrites et c’est donc de façon totalement clandestine que les étudiants découvrent certains compositeurs, à la faveur de partitions qu’un Denisov ou un Schnittke parviennent à se procurer grâce à des contacts noués avec l’étranger. Sofia Gubaïdulina dira du reste avoir « toujours su ne pas devoir compter sur l’enseignement dispensé au Conservatoire ». Et de fait, elle ne tarde pas à s’en affranchir, du moins si l’on en croit Chostakovitch, lequel lui souhaite déjà, lors d’un examen de passage en 1959, « de suivre [son] chemin d’erreurs, qui n’est pas le bon ».

Le bon chemin, à n’en pas douter, est celui de la musique officielle. Mais se peut-il seulement qu’une personnalité aussi farouchement indépendante que Sofia Gubaïdulinas’y résigne ? De toute évidence, la réponse est non, dût-elle se tourner vers le cinéma pour tenter d’y gagner sa vie « proprement ». Longs métrages, documentaires, dessins animés… la compositrice ne rechigne devant aucun genre. Elle acquiert en rapidité, apprend à travailler sous la contrainte, tout en cherchant à profiter des moyens musicaux mis à sa disposition pour expérimenter de nouveaux effets.

Écartée par le régime soviétique, Sofia Gubaïdulina reste ignorée dans son pays, en dépit de menues lueurs d’espoir venues de l’étranger…

Centre de documentation pour la Musique contemporaine

 

Kasimir Malevtich (1879-1935), Les Déportées (femmes coupées en deux), 1930-31.