Semaine Mahler (2)


La cinquième symphonie inaugure une phase nouvelle de l’évolution de la pensée mahlérienne. Elle constitue, en effet, le premier volet de trois symphonies purement instrumentales. En dehors de la première, toutes les symphonies faisaient appel aux voix de manière épisodiques, joignant ainsi le lied et le chœur à la forme symphonique. Jugeant le mot désormais superflu dans ce type de musique, Mahler compte atteindre la profondeur dans l’abstraction des couleurs orchestrales. La présence d’un texte, trop liée à la notion de programme, disparaît temporairement (la voix ne sera plus utilisée dans la symphonie que pour la huitième). Comme l’âme, la musique s’exprimera au delà d’un texte. 


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Cependant, les citations instrumentales de lieder et de thèmes déjà entendus sont fréquentes et nous ramènent à la notion de programme sous-jacent. Ainsi le premier motif de la cinquième est déjà présent au cœur du premier mouvement de la quatrième. Mieux encore, l’ambiance de la marche funèbre correspond au lied « Der Tamburg’sell » (Le petit tambour), pièce remplie de drame et de mort. Ces réminiscences musicales apportent un sens à l’œuvre et confirment son esprit pessimiste. 

Les cinq mouvements qui composent la symphonie s’articulent en trois parties de manière symétriques. La première est formée de la juxtaposition de deux mouvements antagonistes, une lente marche funèbre suivie d’un vaste mouvement agité de forme sonate. Un énorme scherzo alliant valses, laendler et développements graves compose la deuxième partie, centre de gravité de l’œuvre. Enfin, le troisième volet s’ouvre par le célèbre Adagietto, immortalisé par Visconti dans « Mort à Venise » et s’achève par un grand rondo final aux allures triomphantes. 

Ière Partie:    1. Trauermarsch (lent)

                     2. Sturmisch bewegt (vif)

IIe Partie:     3. Scherzo (modéré)

IIIe Partie :   4. Adagietto (lent)

                     5. Rondo-finale (vif) 

Le climat du premier mouvement est sombre et pesant. La sonnerie de trompette, presque militaire, retentit comme le destin qui s’abat sur l’homme en pleine désillusion. Tout l’orchestre la rejoint dans une ambiance de catastrophe. Un second thème, plus mélodique et apaisant, semble équilibrer le drame. L’alternance tragique des deux éléments donne à cette vaste marche funèbre un caractère désespéré. La tonalité d’ut dièse mineur renforce encore cette impression de ténèbres.

 Mahler Cinquième I


Le deuxième mouvement est tourmenté et agité; écrit dans la tonalité de la mineur, autre tonalité tragique ; il se présente comme un « second premier mouvement ». Il développe de nouveaux thèmes et amplifie ceux de la marche. Il véhicule une angoisse de tous les instants. Un choral en ré majeur joué par tous les vents semble libérer la tension accumulée en une anticipation du scherzo et du final. 

Après une longue pause demandée par G. Mahler lui-même, la deuxième partie débute. C’est, cette fois, un lumineux ré majeur, déjà entendu dans le choral, qui est à la base du mouvement, le plus long de la symphonie. La plus grande partie de cette page est bercée par une lumière positive. Quelques ombres traversent l’orchestre de temps à autre. Ce scherzo est composé de danses villageoises (laendler) qui alternent avec les valses d’inspiration viennoise. Si l’élément parodique est absent de cette pièce (bien que les valses de salon semblent parfois évoquer un monde fait de superficialité, sorte de vertige qui permet d’oublier, l’espace d’un instant, la réalité du monde), Mahler semble se réfugier, comme le faisait Schubert, dans la danse en tant que manifestation poétique du bonheur et de l’insouciance un peu naïve de l’enfance. Le cor solo, parfois placé au devant de la scène tant son rôle est, ici, concertant constitue le fil conducteur du mouvement. Il est, en quelque sorte, la bouffée d’oxygène d’un Mahler qui y entend l’appel de la montagne et de la nature. 


Léonard Bernstein et l’Orchestre Philharmonique de Vienne dans un extrait du scherzo de la cinquième.


 

Le fameux Adagietto inaugure la troisième partie. Il nous propose une ambiance toute différente et plus ambiguë. De nombreux commentateurs y ont décelé une déclaration d’amour de Gustav à Alma. Selon le grand chef d’orchestre Willem Mengelberg, Mahler aurait envoyé le mouvement à peine achevé à Alma. Celle-ci aurait immédiatement saisi le message et serait venue le voir sans tarder. Si cette pièce est un véritable chant de l’âme, on ne peut cependant s’empêcher de le rapprocher d’un des Rückertlieder de 1901 « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (Je suis détaché du monde). Il en utilise les procédés de suspension du temps et d’ambiguïté tonale. Bien au delà d’un simple chant d’amour romantique, l’Adagietto ressemble à une avancée spirituelle, à une entrevue de l’au-delà que Mahler tentera de décrire dans les adieux du Chant de la Terre et du final de la neuvième symphonie. Le lumineux fa majeur et l’orchestration réduite favorisent la suspension et le détachement. La harpe et les cordes distillent un merveilleux discours rempli d’une intense émotion.


 

Mahler Cinquième II


En fin de compte, le plus célèbre mouvement de Mahler sonne plus comme un chant d’adieu. Mais dans son optique, baignée des opéras de Wagner et de la poésie romantique allemande, Adieu et Amour sont indissociables puisque le renoncement total débouche sur l’amour absolu. 

Le Rondo final, dernier mouvement de cette vaste fresque, renoue avec le tempo vif. On a cependant l’impression que les musiciens sont encore plongés dans l’Adagietto. Ce sont les bassons qui, par des appels insistants font sortir les cordes de leur torpeur. Très dense et complexe, il est sans doute le mouvement le plus discuté. Certains le trouvent lourd, d’autres vantent ses prouesses d’écriture. Sa signification est, elle aussi, sujette à de nombreuses conjectures. Mahler allie un thème ascendant qui se veut optimiste et des passages en contrepoint fugué. De temps en temps, on y trouve des traces d’ironie. Ainsi, quand le thème élégiaque de l’Adagietto est repris beaucoup trop vite, beaucoup trop fort et trop mesuré, tout son impact affectif est réduit à néant. Le choral entendu précédemment paraît survolté, trop gai pour être sincère. L’œuvre se termine donc sur une impression mitigée dans un ré majeur lumineux. Triomphe ou dérision… ? 

Cette étrange sensation de lumière perçue à la fin de la cinquième sera littéralement balayée dès les premières notes de la sixième symphonie et…tout sera à refaire…. 

A l’analyse de la production de G. Mahler, il est impossible de se satisfaire d’un message optimiste pour la cinquième symphonie. Il semble, en effet, qu’un bonheur terrestre lui soit interdit. Sa recherche de l’Absolu passe irrémédiablement par la mort. Celle-ci fait partie de son quotidien depuis sa difficile enfance et le décès prématuré de sa sœur. Son environnement est sombre (famille juive vivant en marge de la communauté germanique, ambiance familiale tendue,…). 

Les impressions sonores qu’il engrange dans sa jeunesse sont celles d’un sordide orgue de barbarie, populaire, souvent vulgaire. Les fanfares militaires de la caserne toute proche de la maison expliquent certaines couleurs de son orchestre et de ses thèmes. L’esprit de Mahler se forme dans cet environnement hostile. Les chansons vulgaires, les sonneries militaires et les valses les plus étincelantes se côtoient et se mélangent sans la moindre gêne. Ces sons venus du plus profond de lui-même adoptent un ton d’ironie. Ainsi, la naïveté grotesque de la description du Paradis dans le final de la quatrième symphonie a pour but de démontrer l’absence de Paradis dans son acceptation courante. De même, lorsque la marche des squelettes sortant des tombes pour se rendre en cortège au lieu du Jugement Dernier se fracasse en un bruit infernal dans le final de la deuxième symphonie, Mahler nie l’existence d’un Jugement tel qu’il est décrit dans l’Apocalypse de Saint Jean. 


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Le final de la cinquième, ironiquement triomphant, est donc probablement tout à fait pessimiste. Enoncer sa pensée la plus profonde par son contraire constitue le sommet du raffinement ironique. En cela, Mahler annonce les dénonciations dissimulées du régime stalinien dans l’œuvre de Chostakovich. Il est également très proche de Kafka. 

On ne cesse de découvrir le monde complexe de Gustav Mahler à travers ses œuvres. Cette nécessité de trouver une « rédemption » l’emmène dans un « ailleurs » interdit au vivant. Le parcours est long, semé d’embûches et de désillusions, sa musique le proclame. Elle nous laisse aussi parfois entrevoir, au delà des derniers adieux et des grands adagios, une lumière pure, infinie et éternelle…

A suivre…