Dans le petit monde du surréalisme belge, la musique n’est pas proscrite comme elle l’est chez les français. E.L.T. Mesens, était musicien et même s’il avait laissé ses activités musicales au profit d’une vision militante du mouvement, il n’abhorrait pas l’art des sons comme André Breton. Mais le grand personnage impliqué dans la recherche musicale du surréalisme allait être André Souris (1899-1970).
Né à Machienne-au-Pont près de Charleroi, il avait terminé des études de violon, de composition et de direction d’orchestre au conservatoire de Bruxelles en 1918. Très influencées par le symbolisme de Debussy, ses premières œuvres ressemblent aux manières de son maître français. Grand connaisseur de la musique contemporaine, Souris participe à de nombreux concerts et présente, pour la première fois en Belgique, le fameux Pierrot lunaire de Schoenberg et des œuvres de Stravinski. Le Sprech-Gesang (« chant parlé) et l’écriture du Stravinsky de L’Histoire du soldat modifient son style de composition.
En 1925, il rencontre Paul Nougé et participe à la revue Correspondance, tracts censés sensibiliser la population et les artistes au surréalisme. Groupe quasi anonyme où chaque participant a cherché l’aventure collective en effaçant son nom de ses composition, il collabore avec Goemans et Lecomte, les complices de Nougé. C’est dans ce cadre qu’il publie avec un autre musicien, Paul Hooremann, le Tombeau de Socrate, sorte d’hommage critique à Erik Satie (j’y reviens dans quelques lignes). Son activité de musicien surréaliste achève de l’intégrer au sein du groupe belge.
Les surréalistes belges
Mais le 26 janvier 1936, Souris dirige la « Messe des artistes » célébrée en hommage à Henry Le Bœuf (celui qui a donné son nom à la grande salle du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles). C’était pour lui une grande tentation de musicien, de chef d’orchestre, mais c’était surtout une grave erreur à l’égard du surréalisme : « C’est comme si le pape manifestait avec un groupe anticlérical » affirme Marcel Mariën. Les surréalistes décident alors l’exclusion d’André Souris du groupe. Ils signent alors un tract dénonçant celui qui, après avoir signé des textes attaquant la morale bourgeoise, la religion et défendant l’anonymat, avait clairement pris un parti opposé en participant à une manifestation mondaine et religieuse. Malgré cela, Souris ne reniera jamais l’apport du surréalisme sur sa musique. Il s’éloigne du groupe avec qui il retrouvera des contacts informels bien plus tard.
Ses activités musicales se développent. Il s’intéresse à la musique ancienne, à la musique dodécaphonique, au jazz, aux musiques ethniques et à la musique de film. Il devient chef d’orchestre pour la radio belge (INR) en 1937 et joue un rôle crucial dans l’introduction de la musique sérielle en Belgique. Il est en contact avec Stockhausen et révèle les œuvres du jeune Pierre Boulez.
Entre 1949 et 1964, il enseigne l’harmonie au Conservatoire de Bruxelles et travaille sur des tablatures de luth des XVIème et XVIIème siècles pour le CNRS. Pilier de la musicologie moderne, Souris contribue à l’exhumation des pièces de Rameau. Il écrit de nombreuses musiques de films, notamment pour Le Monde de Paul Delvaux, autre peintre surréaliste belge de renom mondial. Il meurt à Paris le 12 février 1970.
Encore aux études, il compose son premier opus, Trois poèmes japonais (1916) très influencés par Claude Debussy. On y entend les couleurs pentatoniques des gammes orientales et le piano est « renforcé par un discret quatuor à cordes distillant un tapis sonore très proche de l’impressionnisme ou du symbolisme. Ces mélodies pour mezzo-soprano ne manquent pas de charme, et promettent beaucoup de ce jeune musicien.
Mais c’est ensuite l’influence, plus durable, de Stravinski qu’on décèle dans ses œuvres ultérieures. Le Choral, marche et galop (1925) pour deux trompettes et deux trombones font indéniablement penser à l’Histoire du soldat (1918) du grand russe. Les formes utilisées évoquent ici les activités de cette bourgeoisie tant critiquée par les surréalistes. Le choral, dans sa forme profondément religieuse, respecte les règles du genre mais y intègre des dissonances particulièrement rudes, résultat d’un contrepoint libre entre les voix. La marche évoque l’aspect militaire en caricaturant un défilé de soldats. Enfin, le galop représente le divertissement, la danse. Ces morceaux sont en fait des lieux communs détournés de leur contexte habituel, dans une orchestration vulgaire (au sens « populaire ») évoquant la fanfare et la kermesse. Cette volonté de banalité cache une écriture audacieuse et humoristique ramenant l’auditeur à ses rêves et ses fantasmes. Le triptyque constitue donc une provocation qui plaira aux surréalistes belges et ils ne tarderont pas à mettre l’œuvre au programme de leurs manifestations.
La même année, dans le cadre des tracts surréaliste « Correspondance » envoyés aux artistes de l’époque, la musique fait sa véritable première entrée dans le monde fermé de ce groupe tout particulier. En collaboration avec Paul Hooremann, André Souris publie le Tombeau de Socrate. Petite pièce d’une seule page rédigée à la manière d’un chant grégorien, sans barres de mesure, l’œuvre semble, à première vue, innocente. Pourtant, si les lieux communs se trouvent clairement dans la pratique d’une écriture à l’ancienne, dans une dénomination qui évoque l’antiquité (Socrate) et les formes traditionnelles (le tombeau est une forme typique du XVIIème siècle, pièce d’hommage à un disparu, comme son nom l’indique), elle est surtout une allusion à la grande cantate symphonique de Satie nommée Socrate.
Vénéré comme un intouchable, Satie, à la fin de sa vie, avait voulu qu’on garde de lui une image alliant la provocation humoristique et ironique et l’art sérieux, classique. En ce sens, il rompait avec l’idéal des surréalistes et se compromettait dans un monde qu’il avait toujours ouvertement critiqué. C’était donc un revirement de taille qui méritait une sanction. Le Tombeau de Socrate, sous-titré « A ces messieurs… », s’adressait à tous ceux qui vénéraient le maître. Sous l’apparence néoclassique du graphisme était, en fait, une mazurka-java déguisée. Sa réalisation sonore, à la trompette créait un énorme décalage entre le visuel et l’auditif. La première œuvre musicale purement surréaliste était née, cosignée par Souris et Hooremann. Ce canular musical allait faire grand bruit et allait surtout justifier la mystification suivante.
Lorsqu’en 1926 à Ixelles, dans le cadre d’une exposition Magritte, Souris dirigea un concert reprenant des œuvres d’Hindemith, Schoenberg (Souris fur le créateur en Belgique du Pierrot lunaire), Milhaud et Stravinski. Il y intercala une composition cosignée avec Paul Hooremann nommée Trois inventions pour orgue. Une fois encore, le titre faisait allusion à un lieu commun, les fameuses inventions de Bach et la musique d’orgue, sérieuse du maître de Leipzig. Mais à la place de l’orgue attendu, c’était un orgue de barbarie qui était utilisé et les cartes perforées qui généraient la musique avaient été trafiquées par les auteurs. Elles étaient passées à l’envers et inversées dans leurs rapports de hauteur. La musique qui sorti de l’instrument avait donc l’apparence d’une œuvre d’avant-garde, polytonale, et dissonante qui, pourtant, gardait toute son homogénéité structurelle (grâce au maintien d’une structure rythmique forte). C’était en fait la Brabançonne à l’envers, complétée par des airs d’opérettes bien connues (Les Cloches de Corneville et la Fille de Madame Angot). La mystification, révélée plus tard, laissa les auditeurs de la musique contemporaine dans la plus grande admiration face à cette œuvre originale et inédite. Au-delà de ces nouveaux lieux communs détournés, finalement très proches de Magritte et de Nougé, la critique politique et la défiance face au snobisme d’un certain public de la musique jouait la carte iconoclaste.
Les Trois inventions pour orgue constituent une vraie remise en question de toute la démarche artistique, sorte d’anti-musique jetant la suspicion sur toute la création des compositeurs.
Pourtant l’œuvre surréaliste la plus aboutie sera le résultat d’une collaboration multidisciplinaire entre Nougé, Magritte et Souris. Le poète avait exhumé, en 1927, un précis de grammaire de l’institutrice française Clarisse Juranville. Le manuel, destiné à ses élèves, proposait une longue série de phrase illustrant les procédés de conjugaison et de grammaire. Le poète en détourna l’usage en créant, à partir des phrases même de Juranville, onze poèmes qui conservaient les applications grammaticales, mais changeaient les mots et, en conséquence, le sens. L’œuvre devint collective lorsque Magritte joignit à la publication trois dessins qui ne représentaient pas une illustration du propos, c’était impossible, mais illustraient « au hasard » les poèmes. Souris composa alors huit mélodies sous le nom de Quelques airs de Clarisse Juranville.
L’œuvre collective répondait bien à la démarche surréaliste et la musique ne voulait en rien illustrer rhétoriquement (comme cela était le cas depuis des siècles) les poèmes. La partition, pour mezzo-soprano, piano et quatuor à cordes (comme les Trois poèmes japonais) se proposait d’utiliser ce qui était devenu des lieux communs de l’écriture musicale : le Sprech-Gesang de Schoenberg, la mélodie française à la manière de Fauré, l’accompagnement virtuose du piano, des citations comme celle du début de la Cinquième symphonie de Beethoven, …
Nougé voit dans cette œuvre la parfaite conciliation que Breton refusait à l’art des sons et ses propos sont significatifs : « Si la musique n’était qu’un jeu où montrer son adresse, sa science, sa naïveté ; si elle avait pour tâche de nous éloigner de nous-mêmes, de nous offrir quelques commodités, quelque illusion sans conséquences, l’on verrait André Souris s’occuper d’autre manière. On le rencontre ici, ce qui donne à penser » (Nougé, in Lettres surréalistes, 1927).
Dans la succession illogique des vers des poèmes, Souris voulut une musique non expressive avec une totale absence de lyrisme et un travail sur le contraste. L’œuvre est cependant très réussie et propose une autre manière d’envisager la mélodie. Pourtant, l’œuvre collective, et Nougé insistait sur l’anonymat de la démarche en intégrant au sein même des poèmes son credo : « … Ils se sont retirés avec modestie en effaçant leur signature », trouve ici ses limites et l’on sent Souris malgré tout tenté par la volonté d’expression, surtout dans la dernière pièce.
Les Quelques airs de Clarisse Juranville constituent l’œuvre musicale surréaliste la plus accomplie et, en même temps, laisse déjà présager les limites de la démarche. Ils marquent une étape décisive pour Souris qui, en continuant à collaborer avec les surréalistes et en signant de nombreux autres tracts et œuvres poursuivra son travail jusqu’à son exclusion du groupe en 1936.
Si son activité de compositeur individuel, est, à partir de ce moment indéniable, les procédés du lieu commun et l’attitude surréaliste sera une constante dans sa vie. Ses écrits musicologiques et sa perception de l’histoire de la musique est très moderne, sans complaisance. A travers ses études, il recherche une vision objective de la musique et laisse, à travers de nombreux textes et conférences, des propos qui, aujourd’hui, sont devenus des références.
Sa plus grande œuvre, élaborée entre 1944 et 1965, Le Marchand d’images, Cantate rurale, si elle renoue largement avec la musique tonale, est parfaitement originale en ce sens qu’elle utilise des chants populaires wallons bien connus de la population et qu’elle les traite dans un nouveau contexte. Pas question ici d’ethnomusicologie, mais de recréation. Ainsi, les trois grandes parties de l’œuvre utilisent des mélodies qui reviennent à la mémoire des auditeurs. Elles sont mélodiquement et poétiquement préservées et chantées dans leur intégralité. L’environnement orchestral seul change créant ainsi un vaste et nouvel halo poétique. L’harmonisation est dépersonnalisée.
Ces « diverses complaintes, chansons, danses oubliées, toutes avec leur couplets authentiques, réunies et agrémentées d’un accompagnement » (Souris) sont sans doute l’équilibre parfait d’un artiste musicien qui, au terme de sa carrière, est parvenu à faire une synthèse entre les procédés des surréalistes et son désir profond d’expression individuelle. Souris a su prouver que la musique pouvait s’adapter à toutes les circonstances, mais que ce qui entravait profondément son épanouissement, c’est le dogme, la doctrine qui exclut plus qu’elle ne rassemble. A ce titre, l’œuvre vaste et complexe de Souris exemplaire et mérite une redécouverte urgente. Et pour vous aider à trouver quelques œuvres d’André Souris, voici deux références discographiques éditées chez Cyprès. La première rassemble d’excellents chambristes autour de la mezzo-soprano Anne-Catherine Gillet et proposela totalité des œuvres décrites ci-dessus.
Le second reprend une part des œuvres symphoniques et vocales avec orchestre de Souris interprétées par l’Orchestre philharmonique de Liège, le Chœur de Chambre de Namur, le Chœur d’enfants de la Monnaie autour de la même A-C Gillet et sous la direction de Patrick Baton.
Bonjour,
À ma connaissance, il y a deux textes dans lesquels André Souris évoque Stravinsky:
– Debussy et Stravinsky en 1962
– Le sens du sacré dans la musique de Stravinsky en 1971
Il n’est cependant pas exclu que d’autres allusions au compositeur russe se trouvent dans d’autres textes tant Souris avait du respect pour lui. Ces deux articles, qui ne sont pas des études ou analyses de l’Histoire du soldat, mais où l’œuvre est effectivement évoquée sont disponibles dans un livre dont voici les références:
André SOURIS, La Lyre à double tranchant, Sprimont, Mardaga, coll. Musique-Musicologie, 2000.
Si cet ouvrage n’est plus disponible dans le commerce (je crois cependant qu’il l’est encore!), il doit se trouver dans les bonnes bibliothèques publiques.
Cordialement.
Bonjour,
André Bourcourechliev, dans son ouvrage sur Stravinsky, parle d’une analyse magistrale de l’histoire du soldat réalisé par André Souris.
Savez-vous si cette analyse est accessible ?
je vous remercie
cordialement
Ludovic Potié
Bonjour,
Le texte que vous évoquez s’intitule Le silence et la musique. Il fait partie d’un chapitre consacré aux fonctions organiques du langage musical publié dans un ouvrage qui se nomme:
[b][i][u]André SOURIS, Conditions de la musique et autres écrits[/b][/i][/u], publié en 1976 aux Presses universitaires de Bruxelles en collaboration avec les éditions du CNRS de Paris. Cet ouvrege est introuvable sauf en bibliothèque.
Je crois qu’il est reparu dans un grand ouvrage sur André Souris aux Editions Mardaga il y a une quinzaine d’années sous le titre: [b][i][u]André Souris et le complexe d’Orphée, entre surréalisme et musique sérielle[/b][/i][/u]. L’auteur en est Robert Wangermée qui reprend et cite de nombreux textes du compositeur. Je crois que cet ouvrage sera plus aisé à trouver en bibliothèque ou même dans le commerce.
bonjour,
savez-vous où je pourrai trouver le texte d’André Souris sur « le silence » où il évoque le silence à l’intérieur de la musique. Je l’ai entendu sur france musique mais aucune référence n’a été donnée. lerci. Musicalement vôtre