« Considéré comme peintre, Caravage est un exécutant de premier ordre: sa peinture est ferme et d’une belle pâte, mais son naturalisme l’a entraîné vers les confins de la laideur, et l’on peut concevoir des doutes sur la légitimité du système de clair-obscur qu’il a mis à la mode et qui fait jouer au noir un rôle abusif » (La Grande Encyclopédie, sous la direction de M.M. Berthelot, Paris, 1885-1902).
Les grands génies de l’art n’ont pas toujours fait l’unanimité. L’auteur de ce texte de la fin du XIXème siècle, pourtant bien sérieux, devait sans doute encore être sous le choc de l’ambiguïté de l’un des plus grands peintres de l’histoire. Michelangelo Merisi (1571-1610), dit le Caravage, fut en effet l’inventeur de la technique du clair-obscur, une façon tout à fait nouvelle de représenter de manière théâtrale et expressive les scènes bibliques et profanes. Mais au-delà de ces jeux de lumières, le naturalisme le plus puissant animait le peintre qui n’hésitait pas à pousser le détail de ses natures mortes en laissant voir le ver qui ronge la pomme ou, dans ses scènes humaines, la crasse des pieds accumulée dans la poussière. Figure très importante des débuts de l’âge baroque, Caravage est l’un des plus grands novateurs que la peinture ait jamais connu.
Le Caravage, Garçon avec un panier de fruits
Car lorsque la plupart de ses contemporains s’évertuaient à représenter les saints avec le plus de grâce possible, le Caravage désirait surtout montrer les aspects les plus ordinaires de la condition humaine. C’est ainsi que de superbes corps nus masculins ou féminins côtoient des diseuses de bonne aventure malhonnêtes, des tricheurs et autres personnages louches. On raconte qu’il prenait ses modèles dans la rue et qu’il les transformait en saints. Il affublait les personnages bibliques d’une mode vestimentaire propre à son époque et attachait autant d’importance à peindre une fleur ou une feuille couverte de rosée qu’à peindre des sujets graves : « Quant je peins une fleur, je me donne autant de peine que pour peindre un personnage ».
Le Caravage peint par Ottavio Leoni (vers 1620)
Mais toutes ces considérations font presque croire que le Caravage était un être amical et doux entièrement dévoué à son art et à son atelier. En réalité, c’était un homme d’un caractère bagarreur, attiré par le jeu et par le vin. Il errait dans les tavernes armé de son épée et était toujours prêt à dégainer pour participer à des rixes sanglantes. Ainsi fût-il traîné en justice de nombreuses fois pour coups et blessures et même pour meurtre (sa biographie se base essentiellement sur les actes de justice !). Il passait de nombreux séjours en prison, s’évadait, recommençait ailleurs. Il en arriva à fuir Rome pour échapper au châtiment résultant d’un meurtre commis au cours d’un duel. Il partit alors pour Naples avant de s’embarquer pour Malte dont il dut encore s’enfuir pour échapper aux condamnations dans le cadre d’affaires de mœurs. Il débarqua alors à Syracuse, y fut à nouveau arrêté, puis libéré et mourut dans de troubles circonstances (probablement de paludisme contracté lors de son dernier séjour en prison) à l’hôpital de Porto Ecole (Sicile).
Tous ces meurtres, homicides et morts se trouvent dans les toiles du peintre. Sa prédilection pour des scènes bibliques à l’ambiance tendue et dramatique favorisa le travail sur la lumière. Celle-ci permettait, en effet, une grande expressivité dans les contrastes en plaçant ses sujets fortement éclairés sur des fonds sombres ou noirs. Cette technique devint rapidement célèbre et de nombreux artistes imitèrent la technique du Caravage. D’autres, plus astucieux et géniaux, comme Rembrandt, parvinrent à intégrer ce nouveau mode d’expression à leur propre style sans mimétisme. Le clair-obscur était devenu l’une des caractéristiques de l’art baroque et le brutal Caravage avait su orienter l’art dans une toute nouvelle direction.
Mais ce qui m’impressionne le plus chez le Caravage, c’est cette forme de mysticisme subversif telle qu’on la trouve, par exemple, dans La Mort de la Vierge (1605-06) conservée au Musée du Louvre. Alors que l’
Eglise cherche à recentrer le propos religieux avec la Contre-réforme et lui donner à la fois un côté humain et proche du peule des croyants, elle refuse pourtant cette œuvre pour son aspect subversif et non digne. Il faut dire que la dormition, terme appliqué à douce disparition des personnages saints, constitue un sujet sensible. Le statut même de la Vierge Marie ne tolère que peu de familiarité et une représentation trop humaine est incompatible avec les valeurs de pureté et de sainteté quasi aristocratiques qui entourent son culte. C’est ainsi que bon nombre de toiles seront refusées par l’Eglise qui les avait pourtant commandées. C’est La Mort de la Vierge qui suscitera le plus grand scandale en la matière. La représentation trop réaliste et les rumeurs selon lesquelles le modèle aurait été le cadavre d’une prostituée enceinte retrouvée dans le Tibre, ce qui expliquerait le ventre gonflé de la défunte, contribueront à un rejet absolu de l’œuvre. Toute sa vie, le Caravage sera tantôt glorifié, tantôt rejeté par les autorités ecclésiastiques.
Le Caravage, La Mort de la Vierge Marie
Pourtant, l’œuvre avait été commandée en 1601 pour la chapelle du juriste Laerzio Cherubini à l’église Santa Maria della Scala in Trastevere de Rome. Le tableau gigantesque de plus de 3m50 sur 2m50 ne fut sans doute achevé qu’un peu avant la rixe qui obligera le peintre à fuir Rome. C’est à Rubens que l’on doit la préservation du chef d’œuvre. Il le plaça en sécurité dans la galerie du Duc de Mantoue.
La Vierge Marie, entourée de ses fidèles amis, sans doute Marie-Madeleine au premier plan, Saint Jean et Saint Matthieu, est allongée sur un lit trop petit. Malgré l’immobilité de la scène, le mouvement se fait sentir dans les drapés et les poses des personnages. La toile est divisée par une diagonale qui part de la partie supérieure gauche et descend vers le visage de la Vierge. Notre regard, qui suit ce parcours, aboutit sur la main de Marie pour s’arrêter sur la nuque de Marie-Madeleine. L’arrière plan est sombre fait de simples tentures rouges qui ferment le ciel. Si le tableau est assez sombre, quelques lumières éclairent les visages des personnages du premier plan en plaçant les autres comme de simples présences mystérieuses. Il en est ainsi de l’énigmatique personnage placé juste derrière le visage de Marie. Ce procédé de clair-obscur contribue à la suprême émotion de la scène. D’une part, il donne du volume aux personnages en leur insufflant la vie ou la mort, d’autre part, les tons de rouges donnent une ambiance particulièrement dramatique, crépusculaire, à la scène.
Et le vêtement de la Vierge est rouge. On a bien plus l’habitude de la voir en bleu, la couleur du ciel et de la pureté ! Ici, le rouge répond à celui des tentures et crée chez le spectateur un sentiment circulaire qui provoque le malaise. Le rouge, violent est aussi la couleur du sang. Or la Vierge ne peut pas mourir dans la souffrance, elle s’endort paisiblement et monte au ciel avec son corps (Assomption). Contrastant avec ce rouge, le visage de Marie est le plus illuminé de tous. Mais ce contraste entre le rouge et la lumière lui donne la pâleur de la mort. Peu de détails, pas de richesse ostentatoire ou de tissu précieux, peu de couleurs, pas d’arrière-plan de paysage à la manière de Léonard de Vinci, pas de nature morte insérée ça ou là, rien pour venir distraire le spectateur du sujet de l’œuvre ! Cet aspect rend la scène plus crue, plus dure à supporter. Et chaque fois, notre regard revient au corps de la défunte. … Et force est de constater l’absence de surnaturel qu’on a l’habitude d’imaginer pour la mort de la mère du Christ.
Oui, c’est bien cela ! Marie meurt comme n’importe qui, comme n’importe quelle mère. Trop humaine pour l’Eglise, mais tellement émouvante pour les hommes. Car la mort ne fait pas dans
la dentelle. Le réalisme que nous offre le Caravage, en banalisant (mais la mort est-elle parfois banale?) la scène crée l’effet inverse. Nous pleurons avec les amis et les proches. Nous constatons l’irrémédiable et mortifère destin de l’homme. Lorsque la Vierge Marie meurt, elle meurt comme n’importe quelle mère et, dans la logique temporelle, chaque homme est amené à vivre cette tragédie. La Marie du Caravage est donc la mère de chacun d’entre nous et nous ramène à notre réalité humaine, à notre destin. Loin de l’aura qui la distingue des autres femmes, elle a un désavantage de plus par rapport à la logique humaine, son fils n’est pas là pur l’accompagner. Humainement, c’est terrible. Théologiquement, elle va le rejoindre ressuscité, là, au ciel que la toile ne laisse même pas supposer. Cet énorme fossé entre le sens commun de la mort d’une mère et celui de Marie, le Caravage ne cherche pas à le combler par un artifice quelconque. Au contraire, c’est la mort de toutes les mères qu’il représente et la légende sulfureuse du corps de prostituée enceinte, s’il s’avérait exact, permettrait de nombreuses autres conjectures.
D’ailleurs, on ne peut s’empêcher de songer à ce ventre trop gonflé. La Vierge n’est pas morte de maladie. Alors, pourquoi ce ventre qui offre à l’observateur deux possibilités. Soit le gonflement est le signe d’une maladie réelle, soit la défunte est enceinte et le bébé meurt avec elle. Mais Marie ne peut ni être enceinte ni être malade ! Le sujet est insoluble car on n’a jamais représenté la Vierge de cette manière. Dernier détail, la fameuse auréole des saints est à peine visible. Elle est représentée comme si elle s’éteignait doucement avec la mort.
Alors, on en revient à nos premières constatations. Toutes les mères sont Marie, le ventre est le symbole de la fécondité lié à toutes les femmes et on se dit que nous sommes tous égaux devant la mort, saints ou non. Le visage n’est pas tourmenté, mais pas baigné dans la béatitude non plus. La laideur, tant reprochée au peintre est complètement absente de cette toile au profit d’une vérité, certes subversive dans le cadre religieux, mais profondément humaine. C’est bouleversant ! Et c’est sans doute ce que l’Eglise, enfermée comme toujours dans sa tour d’ivoire, n’a pas voulu comprendre en refusant ce chef d’œuvre d’humanité extraordinaire.