Parade pour James

La ville d’Ostende honorera bientôt son artiste peintre le plus connu, James Ensor (1860-1949), né 150 plus tôt. Une parade pleine de couleurs, de rythmes et de sons, ainsi qu’un grand final sur la plage, devant le casino d’Ostende donnera à la ville un air de kermesse, élément central de l’œuvre de l’artiste.

Edmond De Valériola (1877-1956) Buste de James Ensor (1930) ; Oostende, Belgium.jpg

Buste de James Ensor à Ostende

La « Marche sur Ostende » démarrera le 6 novembre à 15h00 dans plusieurs lieux du centre de la ville. Chaque section de la parade représentera un quartier ostendais et présentera un des thèmes d’Ensor: la mer, le carnaval, l’amour, la mort, la moquerie du pouvoir, le monde animal et des scènes bibliques. Mais qui était donc ce James Ensor ?

D’un père anglais alcoolique, anticonformiste, ingénieur raté, et d’une mère ostendaise qui n’encourage guère sa vocation artistique, le jeune Ensor vit à Ostende au milieu des coquillages, des chinoiseries, des verroteries, des masques et des animaux empaillés qui peuplent la boutique familiale. Après une première initiation à l’Académie d’Ostende, il suit de 1877 à 1880 les cours de l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles (« une boîte à myopes, des professeurs mal embouchés », dira-t-il).

Dans la capitale, il se lie d’amitié avec certains condisciples comme F. Khnopff, W. Finch, Th. Van Rysselberghe, Th. Hanon, et des intellectuels comme E. Demolder et le professeur E. Rousseau qui nourrit la fibre anarchiste du jeune homme.

Rentré à Ostende, que désormais il ne quittera que rarement, il se réfugie sous les combles de la maison familiale et y réalise ses premiers chefs-d’œuvre d’un réalisme affranchi (autoportraits dont autoportrait au chapeau fleuri, marines, vues d’Ostende, Le lampiste, La mangeuse d’huîtres et la série dite des Intérieurs bourgeois).

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James Ensor, Autoportrait au chapeau fleuri

Exposées dans les salons des cercles La Chrysalide et L’Essor, ces toiles suscitent déjà sarcasmes et incompréhension en raison des sujets jugés trop prosaïques aussi bien que de l’affranchissement de la technique qui augure en Belgique un impressionnisme autochtone; le jeune peintre doit même essuyer des refus inacceptables aux Salons d’Anvers et de Bruxelles.

En 1883, avec quelques amis artistes sur qui se marquera momentanément son influence, il participe à la création du groupe des XX; avec G. Vogels, il en deviendra l’un des membres les plus contestataires (il sera le « mal-aimé » d’Octave Maus, le secrétaire et l’âme des XX).

Au cours des dix années de vie de ce groupe, Ensor précise son propos plastique, réalisant notamment la série de dessins Les auréoles du Christ ou les sensibilités de la lumière, lançant son cycle exceptionnel de gravures et découvrant ensuite, à travers les thèmes du masque et du squelette, la manière de répondre, dans le cadre du symbolisme ambiant mais de manière toute personnelle, à ses angoisses et à sa vision du monde.

James Ensor - 1900 - Death and the masks.jpg

James Ensor, Mort et masques (1900)

En 1888, l’année de sa rencontre avec Augusta Boogaerts qu’il surnomme la Sirène et à qui il écrira 250 missives platoniques, il peint son Entrée du Christ à Bruxelles, la toile maîtresse d’un peintre de vingt-huit ans, ainsi que Les masques raillant la mort, des œuvres où la radicalité des couleurs pures et les schématisations pré-expressionnistes imposent une vision tout à fait originale dans le contexte de la peinture de l’époque (« Les masques me plaisaient aussi parce qu’ils froissaient le public qui m’avait si mal accueilli », confesse-t-il). Soutenu toutefois par quelques intellectuels clairvoyants tels Emile Verhaeren et Eugène Demolder, Ensor est exposé à Bruxelles lors des salons annuels de La Libre Esthétique qui succède aux XX.

En 1894, il est invité à exposer à Paris, mais le peu d’intérêt que son œuvre suscite renforce sa misanthropie et son mépris pour le genre humain. Dès avant la fin du siècle, au moment où son génie est reconnu par certains, l’inspiration de l’artiste faiblit; il ralentit sa production et se contente bien des fois de se répéter.

Dans les années 1910, Rotterdam et Anvers organisent une rétrospective de son œuvre; au début des années 20, les musées royaux de Bruxelles et d’Anvers acquièrent des toiles du maître. En 1929, année au cours de laquelle Ensor prend la nationalité belge et reçoit le titre de baron, le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles organise une grande rétrospective de son œuvre. En 1933, il est proclamé « Prince des peintres »; il mourra couvert d’honneurs, mais ceux-ci semblent lui avoir échu trop tard.

La gigantesque Entrée du Christ à Bruxelles (2,58 × 4,30 m, 1888, Los Angeles, musée Getty), est considéré comme son œuvre la plus importante. Elle comporte bon nombre des thèmes et fantasmes qui habitèrent le peintre toute sa vie durant.

Ensor, Entrée du Christ à Bruxelles.jpg

Cette toile monumentale représente l’événement que serait l’arrivée du Christ dans la Bruxelles contemporaine. Dans une atmosphère de kermesse mêlée de défilé du 1er mai, accueilli par les slogans «Vive la sociale!» et «Vive Jésus, roi de Bruxelles !», le Christ auréolé s’avance au fond du tableau.

Il va donc mettre en évidence les aspects grotesques des choses, rehaussés de manière onirique ou cauchemardesque, et s’orienter vers une vision du monde radicale, sarcastique et insolente. Comme chez Pieter Bruegel l’Ancien ou Jérôme Bosch, l’inanimé respire et crie. Ses obsessions et ses peurs jouent un rôle manifeste dans les traits menaçants qu’il attribue aux objets utilitaires, aux revenants et aux masques. Ces derniers, à partir des années 1880, dominent son inspiration et renvoient au carnaval, ce «monde à l’envers», anarchique où les rapports sociaux sont démontrés par l’absurde. La foule considérée comme une menace, un cauchemar, sera le thème de nombreuses toiles. Il entretient avec elle des rapports ambivalents: solidarité envers les revendications des défilés contre l’Église et le roi mais aussi, crainte bourgeoise d’un homme retiré du monde.

Ces caractéristiques qui nous séduisent et nous effrayent à la fois seront déterminantes dans la présence quasi obsessionnelle de la mort dans l’œuvre de l’auteur dramatique flamand Michel de Ghelderode (1898-1962) auteur de la célèbre Balade du Grand Macabre (1934) adaptée à l’opéra par G. Ligeti (lire à ce sujet: http://jmomusique.skynetblogs.be/tag/grand+macabre )

Artiste pluraliste, il l’est également dans son style et ses techniques: toile, bois, papier, carton, couteau à palette, pinceau fin ou spatule… : « Chaque œuvre devrait présenter un procédé nouveau », écrit-il à André de Ridder. Il s’est aussi lancé dans la gravure : « Je veux survivre, et je songe aux cuivres solides, aux encres inaltérables ».

Pas de doute, l’hommage qui lui sera rendu dans sa ville natale samedi prochain parviendra à recréer cette ambiance à la fois joyeuse et inquiétante, mélange de kermesse festive et de cauchemar … Bon anniversaire James !