La Bohème de Puccini, voilà un opéra qui a fait pleurer plus d’un mélomane… Histoire tragique, histoire d’amour, histoire de mort, histoire d’une jeunesse que la vie n’épargne pas, histoire d’un mode de vie ou la liberté et l’insouciance côtoient les souffrances les plus vives et l’expression des plaies les plus béantes. Cette réalité, celle d’une jeunesse attachante, en marge de la société bien pensante, nous laisse entrevoir, les lointaines prémices d’une révolution culturelle, celle qui, dans les années entourant 1968, tentera de libérer le peuple de son encroûtement bourgeois au nom de cette sacro-sainte liberté de vie, de pensée, de vision politique et sociale. « Il est interdit d’interdire ! », slogan contradictoire, certes, mais si parlant, si révélateur de l’espoir d’un nouveau monde. C’est déjà dans cet esprit que Mimi, Rodolphe, Musette, Marcel et leurs amis « artistes » évoluent dans ce chef-d’œuvre de l’opéra au programme prochainement à l’Opéra royal de Wallonie et à propos duquel je donnerai, demain soir, une conférence au Petit Théâtre à Liège.
Illustration pour la première édition de la partition en 1895
… Mais quelques précisions bien utiles d’abord…
La vie de bohème désigne généralement une façon de vivre au jour le jour dans la pauvreté mais aussi dans l’insouciance. Elle trouve son origine dans un mouvement littéraire et artistique du XIXe siècle, en marge du mouvement romantique parfois considéré comme trop « aristocratique ». Elle est donc à la fois un style de vie qui rejette la domination bourgeoise et sa rationalité dans le cadre de la société industrielle, et la recherche d’un idéal artistique. Le concept s’appuie évidemment sur la métaphore des « peuples bohémiens » ou des tziganes, qui étaient associés au XIXe siècle, à une forme de liberté de vie enviée d’une part de la jeunesse.
L’apparition du mot Bohème remonte bien loin, en 1659, chez Gédéon Tallemant des Réaux (1619-1692), dont l’accent (è) diffère avec l’habitant de la Boh(ê)me. Il s’agissait de décrire un personnage vivant en marge de la société et cultivant une forme nouvelle de liberté de pensée, ainsi qu’un souci vestimentaire excentrique.
Mais c’est Balzac qui, en 1844, dans Un prince de la bohème, donne ses lettres de noblesse à la Bohème du XIXe siècle : «Ce mot de bohème vous dit tout. La Bohème n’a rien et vit de tout ce qu’elle a. L’espérance est sa religion, la foi en soi-même est son code, la charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais au-dessus du destin».
Henry Mürger en 1855
En 1848, c’est le roman aujourd’hui oublié de Henry Mürger, Scènes de la vie de bohème (1847-49) qui fit entrer le mot dans le langage courant. C’est en grande partie ce texte qui inspira les librettistes de Giacomo Puccini, Giacosa et Illica lors de la composition, entre 1892 et 1895, d’un des opéras les plus populaires du répertoire, La Bohème. Irradiant depuis le quartier latin et plus particulièrement les mansardes des rues avoisinantes, la bohème, en ne faisant plus qu’un avec le monde des artistes, allait définitivement forger la légende d’artistes aussi importants que Rimbaud, Verlaine ou Modigliani. Voici le poème Ma Bohème qu’Arthur Rimbaud écrivit en 1870 alors âgé de 16 ans :
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
— Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
« Parfois idéalisée pour sa liberté, d’autres fois critiquée pour son excentricité, la Vie de Bohème trouve ses sources dans un Paris sous l’influence d’un mouvement artistique en pleine expansion… Au temps où l’expression culturelle et l’art connaissaient un apogée, les plus pauvres, les plus démunis se réfugiaient dans une vie où tout était poussé à l’extrême : la Bohème. Une sorte de philosophie ou de façon de penser. Ce mouvement existe pourtant depuis la fin du XVIIème siècle, mais c’est au début du XXème qu’il se retrouve à son zénith. Paris est alors la capitale du monde, réputé pour sa culture Bohème, Montmartre qui était en quelque sorte le siège des enfants de la Révolution Bohème, et tous les lieux de prédilection dans lesquels une ambiance extravertie et décalée émane. Montmartre, le Moulin Rouge, le café d’Harcourt, la rue de la Tour d’Auvergne et la rue des Martyrs, le quai des fleurs sur l’Ile de la Cité, tous ces lieux inspirent à l’époque la débauche et la perdition pour les plus réticents, mais bel et bien le symbole de la naissance d’une nouvelle catégorie de personnes et la richesse artistique et émotionnelle pour tous les excentriques voulant croire à un monde plus simple, plus beau.
Voici une petite description de ce que pouvait être une simple nuit passée avec ces personnes dans ces temps où tout était possible, où tout paraissait si simple, une nuit seulement, pendant laquelle nous n’avions plus aucun souci ; encore fallait-il se donner la peine d’y croire…
Probablement autour des 2 ou 3 heures du matin, le temps n’a alors que si peu d’importance. Dans une ruelle en plein cœur de Montmartre, il y a encore beaucoup de monde qui erre dans les rues.
Deux ou trois jongleurs amusent la foule au rythme d’une petite formation de violonistes et de percussionnistes assis sur le seuil d’un bar à Absinthe. La foule est ivre de danser mais s’écarte alors pour laisser place à un accordéoniste venant compléter l’orchestre. Le son des verres frappant le comptoir en bois se fait entendre, priant le serveur afin d’être à nouveau remplis de cette étrange boisson d’un vert aussi vif qu’hallucinogène. Un homme assis seul au fond du bar derrière son chevalet, est en train d’immortaliser la scène… » (Wikipédia)
Scène finale de La Bohème de Puccini
Depuis les années 2000, un nouveau concept est apparu, reprenant, en le dénaturant, le thème de bohème, les bourgeois-bohème, abrégé dans la langue populaire en bobos. Il s’agissait de définir un style de vie ayant l’apparence de la bohème, mais menée par des personnes n’ayant aucunes difficultés financières et se posant souvent comme de gauche. En 2006, le chanteur Renaud leur consacra une chanson, Les Bobos, qui les décrivait avec ironie.
Giacomo Puccini
On le constate donc aisément, le concept fondateur de l’œuvre de Puccini n’est ni lié à un phénomène passager dans l’évolution sociale, ni la description amplifiée d’une réalité marginale. C’est au contraire un thème éternel qui, s’il n’a pas souvent vu le jour à l’opéra, y a cependant fait une carrière importante. La Bohème développe des thèmes éternels, ceux de la jeunesse, de l’idéalisme, de la vie, de la mort, bref toutes les grandes questions qui occupent l’homme depuis toujours.
À l’aube du vérisme, ce style littéraire cherchant à montrer la réalité tragique des êtres, Puccini parvient à condenser sur la scène et dans son orchestre toutes ses forces créatrices pour nous faire vibrer à un opéra foncièrement nouveau. La Bohème ne possède aucune intrigue, elle n’en traduit pas moins la vie.