« Dieu merci, voilà enfin quelqu’un qui a des idées dans la tête pour changer. » R. Wagner.
« D’ici 10 ans, Carmen sera l’opéra le plus célèbre de la planète. » P.I. Tchaïkovski.
« Hourrah ! Ami ! Ai de nouveau la révélation d’une belle œuvre ! Un opéra de Georges Bizet (Qui est-ce ?!) Carmen. Cela s’écoutait comme une nouvelle de Mérimée, spirituelle, forte, émouvante par endroits, … J’avais foi en la possibilité d’une chose de ce genre ! » F. Nietzsche.
L’histoire leur a donné raison. Ceux-ci, et bien d’autres encore, ont eu la révélation de Carmen de Bizet. Nouvelle et pleine d’idées, célèbre dans le monde entier, sublime, forte et émouvante… ces adjectifs justifient à eux seuls le succès extraordinaire de cet opéra français qui, lors de sa création le 3 mars 1875 à l’Opéra-comique à Paris, fut pourtant mal accueilli tant par le public que les musiciens et les critiques.
Georges Bizet
Il faut dire que le sujet dérangeait, que la musique était nouvelle et difficile et que la direction du théâtre avait tout fait pour que l’œuvre disparaisse au plus vite de l’affiche.
Le sujet présentait au public bourgeois et prude de l’Opéra-comique l’adaptation d’une nouvelle de Prosper Mérimée par les librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy (auteurs célèbres qui avaient écrits une bonne part des opérettes de Jacques Offenbach). Carmen (mezzo-soprano), une bohémienne espagnole très vive, sensuelle, libre et extravertie, multipliant les aventures amoureuses et impliquées dans des rixes, des crimes et des vols, brisait le cœur du gentil brigadier Don José (ténor) et provoquait chez cet homme honnête une descente aux enfers terrible et mortifère. Le tout se déroulait sous le soleil sensuel de l’Espagne, dans le monde des gitans, des corridas et des toréros.
Si les librettistes avaient fortement adoucis la rudesse des personnages de Mérimée, la musique de Bizet retrouvait ce climat malsain, entre fête de cirque et tragédie. C’est sans doute une part de cela qui créa le scandale.
Célestine Gallié-Marie, créatrice du rôle de Carmen
Scandale cependant payant (comme beaucoup de ceux-ci, d’ailleurs) puisque le choc de l’œuvre amena la curiosité et la curiosité provoqua l’attachement aux (anti)héros de l’œuvre et à la musique qui les illustrait. Il faut avouer qu’il s’agit là d’un des livrets les plus réussis de tout l’opéra français. Bizet, alors âgé de trente six ans trouvait là son véritable premier grand succès. Malheureusement, au plus fort de sa popularité, il était mort. Il n’en était pas à son coup d’essai, puisque, musiciens très doué, il avait déjà gagné le Prix de Rome, composé quelques opéras sans grand succès (Les pécheurs de perles, La jolie fille de Perth et Djamileh). Il avait composé la musique de scène pour l’Arlésienne, pièce d’Alphonse Daudet et passait pour l’une des plus grandes promesses du romantisme français. On le voyait comme le successeur de Berlioz et de Gounod.
Sa vision de l’opéra, avec Carmen en tous cas, était résolument moderne et son attrait pour l’écriture orchestrale allait lui donner des ailes extraordinaires. L’opéra Carmen exploitait donc une situation passionnelle dont la victime était ce Don José amené à tuer par amour cette bohémienne qui après l’avoir ensorcelé se refuse à lui au nom de sa liberté. On sent, dans le propos du jeune brigadier, une spirale infernale et bouleversante qui dégrade progressivement l’homme. Au cours des quatre actes de l’œuvre, on voit s’opérer les ravages de l’obsession amoureuse. Brigadier impassible et honnête, voici Don José séduit par la bohémienne, acceptant de la relâcher alors qu’elle est emprisonnée, emprisonné lui-même, retrouvant enfin sa maîtresse qui n’a de cesse de moquer sa volonté de discipline et de vie sociale. Il abandonne son métier, devient trafiquant, perd tout de même sa bien aimée, est prêt à tout pour la garder, rivalise avec un bellâtre, toréro à succès épris lui aussi de Carmen. Il finit par la poignarder dans la douleur la plus extrême. Chute d’un homme donc ! Mais j’entends déjà des voix s’élever pour condamner cette diablesse, cette créature immorale sans âme et sans religion.
Mais Carmen n’est pas seulement une espagnole ou, si l’on préfère, une Andalouse. C’est une bohémienne. De là son charme sauvage et félin, son mystère inquiétant. De là aussi, vu par un XIXème siècle encore bien puritain, un comportement jugé de primitif, d’élémentaire, de cruel ou même cynique. Elle se prostitue, vole se fait instigatrice ou complice de meurtres. C’est un être totalement amoral dont la soif de vivre est prodigieuse. Et pourtant, elle n’est pas que vice ou sensualité. Elle est capable d’actions généreuses, d’angoisses, de faiblesse devant la sincérité amoureuse et de tendresse. Elle est courageuse devant la mort et ne renonce pas à son idéal malgré le couteau qui la menace. Elle est honnête, absolument honnête, et son propos ne laisse aucune ambigüité. Elle ne prend personne par surprise, elle annonce la couleur de son personnage à vous de prendre garde… !
Deux personnages viennent compenser ces deux extrêmes. Escamillo (baryton), le vaillant toréro, superficialité affichée, l’homme de la prouesse physique et de la détermination. On pourrait gloser bien longtemps sur le choix de ce personnage représentant la gente très sélect de l’élite de la tauromachie. Choix considéré comme absurde par ceux qui, connaisseurs de cet art, affirment l’élévation spirituelle et philosophique de leurs héros. Mais tout l’opéra ne peut-il pas se résumer à la mise à mort du taureau ? Sauf qu’ici, le toréro est une femme, le pendant d’Escamillo, et que tant le taureau que le toréro meurent dans une terrible tragédie humaine.
L’autre personnage significatif est celui de Micaëla (soprano lyrique), la fraiche jeune fille qui cherche à remettre Don José dans le droit chemin en lui parlant de sa mère, d’un mariage, de piété. Elle représente l’autre côté du miroir. Elle s’oppose à Carmen en étant tout ce que cette dernière n’est pas. Mais elle ne fait pas le poids. Elle semble mièvre, douceâtre, peu convaincante. Mais qui ne serait pas terne face à Carmen ? Qui résisterait à un tel magnétisme, fût-il funeste ?
Tout au long de l’œuvre, nous sommes bercés par ces danses espagnoles et ces couleurs locales que Bizet, n’ayant jamais visité l’Espagne, traduit avec une vérité exceptionnelle. Si le premier thème de la corrida n’a rien d’espagnol, ni, du reste, l’air très populaire du toréador, la habanera de Carmen ou la chanson Sous les remparts de Séville sont de purs joyaux de l’espagnolade. On croirait volontiers à l’utilisation de mélodies authentiques. Pourtant, même si la habanera est inspirée d’une chanson d’un recueil d’un certain Yradier (1864), elle n’a plus rien de commun avec le chant primitif. Orchestrée, audacieusement harmonisée, cette mélodie a encore renforcé son côté sensuel que le chromatisme et les secondes augmentées suggèrent naturellement.
Cet orchestre, traité avec clarté, sonorités limpides, élégance diaphane, lisibilité (écouter l’entracte entre l’acte 2 et 3 ci-dessous), typique de l’image simpliste qu’on se fait encore de la musique romantique française, peut devenir terrible, menaçant et bouleversant.
Les thèmes (celui du destin est le seul vrai leitmotiv de la partition) sont menés avec une telle force, une telle logique, une orchestration parfaitement adaptée à la rhétorique que l’auditeur est pris dans la spirale de la musique et ne se rend pas compte tout de suite que le langage passe de la musique festive à celle de la tragédie. C’est sans doute là que se trouve le miracle de Carmen.
Ainsi, ce qui n’était presqu’une opérette, au début, finit comme une tragédie par un sens parfait de l’équilibre. Bizet nous fait admettre ces profonds changements de perspective, emportés que nous sommes par tant de vie, d’élan, de continuité où il n’y a pas un temps mort. « Pas une seule note inutile » disait Gustav Mahler. Un jour que Nathalie Bauer-Lechner, après une représentation de Carmen, demandait à Mahler « pourquoi on n’est pas bientôt fatigué d’une nourriture aussi épicée », celui-ci répondit que la seule raison en est « la perfection absolue » de la partition.
En effet, Bizet a pris tous les risques avec son réalisme, sa crudité qui frôle dangereusement la vulgarité et qu’il ne cherche nullement à atténuer. Et malgré cela, nous nous attachons aux personnages, à leurs souffrances et à leurs gestes. Car les accents pathétiques que Bizet leur prête les dépassent. Nous ne voyons plus leur individualité, peu intéressante en somme, mais seulement les ressorts qui les font agir et qui sont, eux, éternels et archétypaux, l’amour, la trahison, la jalousie, la mort, … La victoire de Bizet est la résistance qu’il a maintenu face aux critiques qui le pressaient de changer, d’adoucir son œuvre dont il ne pourra jamais, à cause de sa mort précoce, mesurer l’efficacité sur tous les publics du monde. On ne peut que regretter cette mort prématurée. Que nous aurait-il laissé alors ?
Carmen se teinte encore d’une autre curiosité bien proche du moteur de l’œuvre. Voici l’anecdote bien étrange que vous pourrez compléter en réécoutant la fin de ce trio des cartes.
« Carmen fut créée le troisième jour du troisième mois de l’année (1875). Trois mois plus tard, le 3 juin, Bizet succomba à une rupture d’anévrisme au moment où Mme Galli-Marié, chantant pour la trente-troisième fois de l’année le Trio des cartes, au troisième acte, retournait la carte impitoyable qui dit toujours : La Mort !
Le fait que Carmen ait atteint trente-trois représentations en trois mois (une fois tous les trois jours dans un théâtre d’alternance) prouve que l’accueil du public n’avait pas été si mauvais ».
M. Tassard, Carmen de Bizet, Avant-Scène Opéra n°26, 1980.