Jalousies ?

L’histoire offre peu d’exemples de musiciens qui se soient autant intéressés à leurs confrères, au point de souvent les soutenir financièrement. Force est de constater que Liszt se dévoua à eux jusqu’à faire passer sa propre musique après la leur… et fut rarement payé en retour.

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Franz Liszt (1811-1886)

Il assiste au premier concert parisien de Chopin en 1832 et est aussitôt émerveillé par cet artiste qui vient juste d’arriver dans la capitale française. Une amitié profonde se noue entre les deux pianistes et compositeurs. Chopin dédie l’un de ses cahiers d’Études à Liszt et l’autre à Marie d’Agoult. Pourtant, Chopin n’a jamais vraiment aimé les compositions de Liszt. Il les inscrivit peu aux programmes de ses quelques concerts et de ses prestations dans les salons et il fut peu élogieux à leur sujet. Liszt, malgré une brouille passagère due en partie aux querelles entre Marie d’Agoult et George Sand par amants interposés, garda toujours en affection le compositeur polonais à la mémoire duquel il composa ses Funérailles et dont il écrivit une biographie qui fait encore autorité.

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George Sand et Frédéric Chopin par Delacroix (1838)

En 1830, Liszt rencontre Berlioz à Paris et s’enthousiasme immédiatement pour sa musique qui correspond tout à fait à l’orientation que ses propres compositions prendront par la suite. Liszt soutient Berlioz en transcrivant sa Symphonie fantastique et Harold en Italie, une manière originale de les diffuser et de les faire connaître. Il organise de nombreux concerts et même des « semaines » Berlioz à Weimar. Pourtant, peu à peu, Berlioz va couper les ponts avec son ancien ami et devenir de plus en plus acerbe à son sujet. Les causes en sont complexes, mais fondamentalement, ce changement d’attitude parait dû à une jalousie de Berlioz face au succès fulgurant de Liszt, à un caractère de plus en plus renfermé et, enfin, à un désaccord sur certaines combinaisons harmoniques dissonantes utilisées par Liszt et Wagner dans leurs compositions. Leurs audaces harmoniques (ouvrant la porte à la musique du XXème siècle) et leur traitement tout particulier des règles tonales de la musique étaient en effet bien loin des habitudes harmoniques assez conventionnelles de Berlioz. Là encore, la musique de Liszt ne fut pas appréciée à sa juste valeur.

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Caricature de Berlioz

Les relations avec Schumann et Brahms furent à peu près du même ordre. L’admiration mutuelle que se portaient Liszt et Schumann diminua bien vite après qu’ils se furent dédié la fameuse Sonate en si mineur pour Liszt et la grande Fantaisie en ut majeur pour Schumann. Mais l’influence de Clara a beaucoup joué dans ces relations. Elle ne put jamais vraiment supporter Liszt, d’abord parce que son talent faisait de l’ombre au succès de son mari et sans doute aussi parce que, en tant que pianiste, Liszt la surpassait de loin. Elle fut assez mesquine pour prétendre que les nouveautés harmoniques des pièces tardives de Liszt, qui choquaient ses contemporains, étaient à attribuer à l’alcool… ! Quant à Brahms, qui ne s’est jamais intéressé à la musique de Liszt et qui fut l’ami très proche de Robert et Clara Schumann, on raconte une anecdote assez significative à son sujet. En 1853, Brahms, alors inconnu, arriva chez Liszt avec un brouillon illisible de son Scherzo en mi mineur. Ne parvenant pas à le déchiffrer lui-même, il le remet à Franz Liszt qui le joue à vue et de manière remarquable devant les personnes rassemblées à cette occasion. Brahms est émerveillé. Lorsqu’on prie ensuite Liszt de jouer sa Sonate en si mineur, celui-ci s’exécute et, à l’occasion d’un passage lent, s’aperçoit que Brahms somnole tranquillement sur sa chaise…

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Il faut dire que l’influent critique musical viennois Edouard Hanslick avait vite fait la distinction entre la bonne et la mauvaise musique. Pour lui, la musique de Brahms, qui se voulait dégagée de tout contenu extra musical représentait la pureté et s’opposait à la mauvaise musique, celle qui prétendait véhiculer un propos littéraire et philosophique. C’est ainsi que ce sont opposées, en clans peu fréquentés par les compositeurs eux-mêmes, les partisans de Brahms et de la musique dite pure et ceux de Wagner et Liszt défendant l’expression littéraire à travers la musique. On se souvient, en effet, que Liszt avait été l’inventeur du poème symphonique, un genre illustrant musicalement un texte littéraire préalable. Mais ce que n’avaient pas compris Hanslick, c’est que ces œuvres étaient loin de ne faire que reproduire, dans une musique à programme, la poésie elle-même. Le but de ces œuvres était d’en tirer la substantifique moelle, le compositeur étant le catalyseur, pour atteindre des valeurs morales, spirituelles ou philosophiques archétypales. J’y reviendrai.

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Edouard Hanslick, Johannes Brahms et Richard. Muhlfeld (clarinettiste ami de Brahms)

Donc, vous l’aurez compris, la plus grande amitié musicale de Liszt fut celle qu’il entretint avec Richard Wagner. Les deux compositeurs partageaient à peu près la même esthétique. À l’exception des quelques années où leurs relations se refroidirent,  (Wagner avait séduit Cosima, la fille Liszt et de Marie d’Agoult, qui avait quitté son mari Hans von Büllow, un des meilleurs amis et élèves de Liszt), ils restèrent très proches l’un de l’autre jusqu’à la mort de Wagner en 1883. Outre le fait qu’il ait sauvé la vie de Wagner après les événements de Dresde – Wagner s’illustra comme un membre du mouvement anarchiste prônant la révolution et la destitution de la monarchie, révolution réprimée dans le sang – en organisant sa fuite d’Allemagne, il contribua très largement à faire connaître ses opéras. Il avait été frappé de manière définitive par son génie. Il le soutint financièrement puis se battit bec et ongles pour faire admettre et jouer sa musique. Il dirigea souvent des œuvres de Wagner et fit de nombreuses transcriptions, réminiscences ou paraphrases pour le piano à partir de ses thèmes d’opéras.

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Cosima Liszt, Richard Wagner, Franz Liszt, Hans von Bullow

Bien que Wagner ait été l’un des seuls à comprendre la teneur exacte de la musique de Liszt, ce que de nombreux mélomanes d’aujourd’hui ne perçoivent pas encore, l’amitié qu’il lui voua resta toujours très intéressée (mais n’est-ce pas là l’une des caractéristiques du maître de Bayreuth ?), ses lettres exigeant de l’argent sont d’ailleurs édifiantes ce sujet. Mais Liszt donna sans compter.

Ainsi, en survolant les relations que Liszt entretenait avec ses confrères, il s’avère qu’il offrit beaucoup plus qu’il ne reçut et qu’il provoqua bien souvent la jalousie et l’incompréhension. La liste des compositeurs qu’il aida, pour lesquels il fut déterminant ou que, tout simplement, il influença est très longue. J’aurais également pu m’attarder à Grieg, Saint-Saëns, Debussy, … pour ne prendre que les plus connus. Liszt fut sans doute bien plus qu’un génie humaniste. Il fut un homme dont l’utopie se ralliait à celle du Beethoven de l’Hymne à la Joie, celle qui évoque sans ambigüité la fraternité entre les êtres humains. Tout cela se révèle dans sa musique, mais c’est là le sujet de nombreux autres billets que je vous proposerai bientôt.