La Sonate de Liszt est à juste titre redoutée par les pianistes. D’une difficulté effroyable, elle regroupe en son sein toutes les difficultés de l’instrument. C’est d’ailleurs souvent et malheureusement le seul défi que de nombreux virtuoses arrivent à relever. En effet, l’œuvre va bien au-delà de la démonstration pianistique.
Commencée en 1852 et achevée à Weimar l’année suivante, elle est dédiée à R. Schumann qui lui avait offert sa Fantaisie op. 17. L’œuvre ne fut pas comprise par Clara Schumann (Robert était déjà interné) et par Johannes Brahms. Par contre, Richard Wagner l’adorait. Elle fut créée par Hans von Bullow qui avait été élève du maître.
C’est une époque décisive pour Liszt. La pensée prend le pas sur la virtuosité et les nombreuses réflexions existentielles (philosophiques et religieuses) vont donner naissance à des œuvres de grande ampleur tournant autour du mythe de Faust et de ses implications expressives. J’ai, pour ma part, toujours considéré, avec Alfred Brendel, que la sonate était une première grande émanation du mythe en question. Ses sept thèmes, sa structure complexe en un seul mouvement, son harmonie et ses paysages sonores ont déjà tout de la symphonie « Faust » de 1854.
Les procédés d’écriture sont cycliques et opèrent comme des leitmotivs qui représentent l’essence des personnages et émotions du Faust de Goethe. N’oublions pas que Liszt fut, en quelque sorte, l’inventeur du poème symphonique. S’il est encore besoin de la rappeler, il ne s’agit pas pour le compositeur de mimer par la musique un poème préalable à la composition, mais d’en donner sa propre vision, son ressenti et son interprétation personnelle. C’est dans cet esprit que la forme du poème symphonique, si souvent citée comme un genre mineur par les musicologues, se révèle une magnifique transmission de la compréhension par un musicien des archétypes véhiculés par le poème littéraire. Ainsi donc sont figurés les thèmes de Faust et de Méphisto, si liés entre eux qu’ils forment les deux faces d’un même personnage (voir l’idée toute romantique de l’homme et son double). La lutte terrible que se livrent les deux entités thématiques débouchent régulièrement sur de nouvelles émotions tantôt victorieuses, tantôt désespérées.
Ce n’est que dans la partie centrale qu’apparaît le thème amoureux et féminin de Gretchen, fait de pureté, d’une beauté insondable et d’une sensualité formidable. S’installe un jeu de la séduction qui aboutit à l’extase. Le dernier mouvement brasse tous les thèmes dans une terrible fugue qui aboutit à la « Rédemption » intemporelle et immobile.
On comprend aisément ce qui a plu à Wagner dans cette œuvre, on peut supposer aussi que Franck, remarquable pianiste ait été influencé par le thème chromatique et descendant qui inaugure cette sonate et qui ressemble assez au grand thème cyclique de son superbe Prélude, Choral et Fugue (Si vous écoutez bien le choral de Franck, vous y retrouverez peut-être aussi le motif des cloches de Montsalvat dans Parsifal !).
Avec Gilels, on passe par toutes les couleurs de Faust, dans un jeu certes brillant, mais d’une extraordinaire profondeur. Il savait « entrer » dans le clavier de l’instrument, comme se faire d’une légèreté inouïe. Malgré ses grandes et fortes mains, son jeu n’est jamais lourd. Toujours équilibré, il reste cependant pudique face à cette musique. Il refuse de « sur jouer » un propos qui, exagéré, deviendrait vite vulgaire. Un voyage dans l’émotion et les interprétations faustiennes de Liszt à ne pas manquer si vous parvenez à vous procurer cet enregistrement… ! Attention, l’enregistrement que vous pouvez entendre ci-dessus n’est pas celui du Festival de Salzbourg et même s’il s’en rapproche au niveau de l’interprétation et est plus précis techniquement avec une moins bonne prise de son que le cd cependant, il ne possède pas tous les sortilèges du cd…
Référence : Cd ORFEO C332931B
D’autres versions valent le détour également. Je cite en vrac, K. Zimerman (DGG), P. Lewis (HARMONIA MUNDI) et Cl. Arrau (PHILIPS), mais, pour une fois, évitez Richter (PHILIPS), très approximatif malgré de grands moments.