Un art nouveau

L’histoire de la peinture moderne en Occident commence avec Giotto. Peu d’artistes ont joué un rôle aussi décisif que le maître toscan : sa rupture avec les modèles hérités de Byzance représente le point de départ d’une réflexion nouvelle sur les sources et la nature même de l’art, qui ne parviendra à maturité qu’un siècle plus tard.

Célébré par ses contemporains Dante Alighieri (1265-1321) et Pétrarque (1304-1374), Giotto di Bondone (vers 1266-1337) fut l’un des réformateurs les plus radicaux de l’histoire de l’art. Sa peinture contenait en germe la vision que le Quattrocento de Donatello (1386-1466) de Masaccio et de Piero della Francesca portèrent à maturité. Avec lui, la peinture s’affranchit des formules, des symboles, des conventions et des motifs répétitifs de l’art byzantin pour s’engager dans l’expérience directe du monde et de la nature. Avec lui, les défis formels que les artistes des siècles à venir allaient devoir relever se mirent en place.

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Portrait de Dante Alighieri attribué à Giotto

« Il possédait un génie si puissant, que la Nature, mère et créatrice de toutes choses, ne produit rien, sous les éternelles évolutions célestes, qu’il ne fût capable de reproduire avec le stylet, la plume ou le pinceau : reproduction si parfaite que, pour les yeux, ce n’était plus une copie, mais le modèle lui-même. Très souvent ses œuvres ont trompé le sens visuel, et l’on a pris pour la réalité ce qui est une peinture» (Boccace, Le Décaméron , Sixième Journée, Cinquième Nouvelle, 1350)

Giotto, en effet, fit le premier le choix d’affronter la complexité du monde visible. Déterminer à fonder son art sur la nature, il embrassa l’humain dans toute la réalité de ses activités et de ses émotions, et chercha à comprendre les espaces, les décors naturels ou façonnés par l’homme où évoluent les êtres, où se jouent les drames. Mieux que tout autre avant lui, il fit converger l’œil, l’esprit et la main, pour élaborer un langage pictural d’une puissance, d’une cohérence et d’une intensité rarement atteintes. La profondeur de son art, où les procédés formels servent dans relâche les enjeux de la narration, ne trouvent écho que chez des génies du rang de Dante Alighieri, William Shakespeare pour les auteurs, Guillaume de Machaut ou Jean-Sébastien Bach pour les musiciens et, bien sûr, Michel-Ange, son véritable héritier dans le monde des arts plastiques.

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Giotto, L’Entrée à Jérusalem, Fresque, Chapelle des Scrovegni de l’église de l’Arena à Padoue, 1305

L’apport de Giotto à l’histoire de la peinture se trouve cristallisé dans les fresques de la Chapelle des Scrovegni de l’église de l’Arena à Padoue réalisées à partir de 1305. Ce cycle est le point de départ du grand éveil qui, relayé cent vingt ans plus tard par les fresques de Masaccio dans la chapelle Brancacci de Florence, aboutira après un siècle encore à celles de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine de Rome : la Renaissance en peinture. Comme dans tout grand cycle des fresques, les images de l’église de l’Arena se répondent. Giotto a soin d’mailler de figures, de thèmes ou de motifs récurrents un récit dont il souligne volontiers le tragique, l’inexorable et le pathétique par une rhétorique narrative.

Dominé par l’influence byzantine, l’art médiéval en reproduisait les figures plates et les compositions stéréotypées. Avec le merveilleux cycle de l’Arena, Giotto commence à libérer la peinture de ce carcan. La présence de ses figures, son répertoire et la symbolique des gestes et des expressions empruntés à la vie réelle ouvrent la voie à l’humanisme. Il confère en effet une intensité nouvelle aux épisodes bibliques dont il met à nu le drame humain. Pourtant, si les figures du peintre ont une présence inédite pour l’époque, la structure de la composition joue très peu sur la profondeur, les figures de second plan sont encore traitées de manière fort semblable à celles du premier plan. La perspective spatiale reste à inventer.

L’une des fresques de l’Arena témoigne mieux que toute autre du génie visionnaire de Giotto. Dans l’Arrestation du Christ, ses contemporains purent découvrir une dimension narrative et dramatique inédite. Ce tableau représente l’ arrestation de Jésus de Nazareth aux jardins de Gethsémani, plus particulièrement la scène de la trahison de Judas. En effet , Judas aurait dénoncé Jésus de Nazareth aux pharisiens, au grand prêtre du Temple ,Caïphe, et aux Romains, convenant avec eux, en échange de trente deniers, de donner un baiser à Jésus lors de l’ arrestation pour que les soldats puissent le distinguer des autres hommes en présence. Parmi le chaos et la confusion d’une foule de soldats armés de lances et de flambeaux, le couple central que forment le Christ et Judas se dresse tel un pilier, calme et solennel. De son bras gauche levé, Judas enveloppe l’épaule du Christ du manteau jaune, symbole, en Occident, de la trahison. Les deux têtes en confrontation, juste après le fatal baiser, semblent émerger d’un seul corps. Plutôt, donc, que le baiser lui-même, c’est le face à face terrible des deux hommes, le choc silencieux des regards que le peintre choisit de montrer. Voici deux individus, semble nous dire Giotto, que leurs histoires respectives ont mené à ce moment particulièrement tragique et qui ont besoin l’un de l’autre pour accomplir leurs destinées.

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Giotto, L’Arrestation du Christ, Fresque, Chapelle des Scrovegni de l’église de l’Arena à Padoue, 1305

 

Nous pouvons noter que contrairement à Jésus, Judas n’a pas d’auréole dorée, car bien qu’il soit un apôtre, il est considéré comme renégât. L’autre personnage portant une auréole est Pierre. Cette représentation n’est pas à prendre au pied de la lettre et n’a pas valeur de témoignage historique. C’est simplement une vision chrétienne dramatique de l’ arrestation de Jésus de Nazareth au XIVème siècle ! Bref, les postures et les gestes des personnages, les contrastes de lumière, la variété des drapés et de leurs mouvements conduisent notre regard vers le nœud de l’action. Chaque élément formel est voué à servir l’intensité du drame psychologique.

En effet, l’usage systématique du profil (pas une figure n’est vue de face) est utilisé pour déconcerter le regard et accroître l’impression d’agitation et de désordre qui doit produire la scène. Les soldats ont en effet déjà pris position autour de Christ, et l’anneau sombre de leur casque de fer se resserre autour de lui en un effet de raccourci.
 
Dans un accès de rage, Pierre tranche d’un coup de poignard l’oreille de Malchus serviteur du grand Prêtre. A gauche du tableau, les apôtres tentent de fuir, un ennemi dont il ne nous est pas donné de voir le visage (avec un capuchon), tente de retenir l’un de deux par la robe. Cet élan vers la gauche marque une exception par rapport au mouvement habituel du cycle vers la droite.
 
Au centre de ce tourbillon humain, comme dans le calme qui règne au cœur d’un ouragan, le Christ et Judas se tiennent «face à face». Le corps du Christ est presque entièrement dissimulé par le vêtement jaune de Judas. Les visages des deux hommes constituent le centre attractif du récit. Les traits du visage de Judas cherchent la laideur pour accentuer l’idée du mal, alors que l’énergie du visage du Christ est contenue dans son, regard digne et profond.
 
Giotto dépouille ici l’iconographie chrétienne de la statique hiératique des Byzantines en conférant aux épisodes bibliques l’apparence de faits réels comme s’ils s’étaient produit sous ses yeux.
 
Au point de vue formel, il faut tenir compte de la nouveauté des scènes de foule et des premières tentatives de disposition spatiale. La perspective au sens où nous la connaissons n’existe pas encore même si on peut constater une volonté expérimentale dans l’expression de la profondeur du tableau. Giotto établit sa composition sur plusieurs angles parallèles au plan de la peinture, la foule des soldats et des apôtres autour de Jésus et de Judas. Au fond, seuls les casques des soldats sont visibles. Par dessous les têtes des soldats placés devant font un effet de raccourci. A droite, 4 profils se découpent, échelonnés en oblique dans la profondeur, donne un effet de perspective. La représentation de profil (aucun personnage n’est représenté de face) accentue l’effet de mouvement et d’agitation. Cet effet de «turba», pour employer un terme musical qui désigne la mise en scène d’une foule, contraste avec le calme de la scène centrale. L’absence de décor, très rare à cette époque, et le ciel très sombre renforcent encore ce sentiment d’oppression.
                   
L’utilisation des couleurs est, elle aussi, très moderne. Par la juxtaposition des couleurs complémentaires, qui marquera la peinture locale durant tout le XIVème siècle et au-delà jusqu’au Mantegna (XVème s.), Giotto rapproche le vert du rouge (le Christ et le soldat derrière lui) et le jaune du violet (manteau de Judas). Ayant observé et compris que, selon la lumière, les couleurs changent d’intensité et de qualité, le peintre chercha également à représenter les ombres. Ainsi, les plis des manteaux rouges sont nuancés en mauve. Mais Giotto est également le premier peintre à utiliser la couleur bleue pour illustrer le ciel toujours doré selon la tradition byzantine. 

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Giovanni Dupré (1817-1882) Statue de Giotto (1845) à Florence

Cette fresque, comme tout le cycle qui l’entoure, donne un nouveau visage à la peinture occidentale. En conférant volume et masse à ses figures, en les sculptant dans l’ombre et la lumière, en les entourant d’un espace qui prolonge le réel, Giotto les plonge, et avec eux les spectateurs, dans un drame dont il dégage toute la portée spirituelle, morale et humaine. L’humanité du message de Giotto, la grandeur de sa vision et la liberté prise dans sa réalisation sont les ferments de la peinture occidentale à venir.