Je vous ai déjà dit, par ailleurs, l’estime énorme que je porte à feu l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Alors que le festival « À toutes cordes » bat son plein à Liège, je retombe sur un texte que le grand homme avait écrit en 1971 dans l’un de ses ouvrages les plus pénétrants, L’Homme nu (Éditions Plon). Il y montre sa manière d’envisager la réconciliation entre l’âme et le corps. Il règne beaucoup de cet esprit à la Salle philharmonique ces derniers jours. Et rien ne nous empêche d’élargir le propos du savant et de l’étendre à toute la musique, à toutes les musiques, à toutes les manifestations sonores qui nous touchent et nous émeuvent. Ces propos garderont toujours une vérité et une profondeur bouleversantes. Les voici :
« Jamais, sans doute, le plaisir musical ne fut mieux décrit et analysé que dans les pages d’Un amour de Swann consacrées à la « petite phrase » et à la Sonate de Vinteuil, où Proust montre la musique envahissant l’âme de l’auditeur, l’occupant toute entière, prenant en charge le cours de ses idées pour un temps plié à ses méandres, comme le pilote automatique d’un avion substitue ses décisions à celles de son commandant de bord et lui rend le contrôle de l’aéronef en même temps que la conscience réfléchie à elle-même, quand s’achève le voyage pendant toute la durée duquel une sagesse supérieure à la sienne avait délivré celle-ci de la dure nécessité de penser.
Pourtant, Proust ne cherche pas à percer les raisons mystérieuses qui font qu’une ligne mélodique ou une combinaison harmonique procurent des qualités qualifiées seulement par lui de « particulières », suscitent un état de bonheur « noble et précis » mais qui, dit-il aussi, demeure « inintelligible ».
Toute tentative pour comprendre ce qu’est la musique s’arrêterait cependant à mi-chemin, si elle ne rendait pas compte des émotions profondes ressenties en écoutant des œuvres capables même de faire couler les larmes. On devine que le phénomène offre une analogie avec le rire en ce sens que, dans chaque cas, un certain type d’agencement extérieur au sujet, ici de mots ou d’actions, là de sons, déclenche un mécanisme psycho-physiologique dont les ressorts sont tendus d’avance ; Mais à quoi correspond celui-ci, et qu’est-ce au juste que pleurer de rire ou de joie ?
Ce n’est pas tout ; car, comme l’a bien montré Proust, le plaisir musical survit à l’exécution et peut-être même atteint-il sa plénitude après : dans le silence rétabli, l’auditeur se retrouve saturé de musique, submergé de sens, en proie à une sorte d’envahissement qui le dépossède de son individualité et de son être : devenu le lieu de la musique, comme la statue de Condillac était odeur de rose.
Par la musique s’accomplit ce prodige que le plus intellectuel des sens, l’ouïe normalement asservie au langage articulé, éprouve un genre d’état que le philosophe avait justement réservé à l’odorat, de tous les sens le plus profondément enraciné dans les pénombres de la vie organique.
Échappant à l’entendement où elle a son siège habituel, la signification vient s’engrener directement sur la sensibilité. Par la musique, celle-ci se trouve donc investie d’une fonction supérieure et, pour le sujet, inespérée : d’où ce sentiment de gratitude envers la musique qui le comble, d’être soudain transformé par elle en un être d’essence différente chez qui les principes ordinairement incompatibles (au moins le lui a-t-on enseigné) s’apaisent et atteignent, en se réconciliant, à une sorte d’unanimité organique. Ce rôle d’ordonnateur de la sensibilité vient au grand jour surtout dans la musique romantique à partir de Beethoven, qui lui a donné un statut incomparable ; mais il est présent chez Mozart et il apparaît déjà chez Bach.
La joie musicale, c’est alors celle de l’âme invitée pour une fois à se reconnaître dans le corps ».
Et pour ceux qui désirent écouter Lévi-Strauss parler lui-même de ses rapports avec la musique, il vous suffit de suivre ce lien conduisant aux archives de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) :