Musica humana

« La vie réduit l’homme en tant de pièces, que je ne connais pas de tâche plus sérieuse que d’aider par la musique à reconstituer son intégrité spirituelle »  (Sofia Gubaidulina, citée par Frans C. Lemaire dans son ouvrage La musique du XXème siècle en Russie, Fayard,1994, p409)


Née en 1931 près de Kazan, Sofia Gubaidulina appartient à cette génération de l’avant-garde russe qui a commencé, malgré l’hostilité de l’esthétique officielle de l’URSS à s’exprimer dans les années 1950 en osant être à l’écoute de la musique occidentale tout en restant profondément russe. Comme chez Schnittke ou Denissov, il transite dans sa musique un modernisme teinté des souffrances individuelles et du peuple russe.

 

Je ne sais pas si l’étude récente de Boris Godounov a transformé ma perception des choses, mais j’ai le sentiment que c’est bien Moussorgski qui se trouve à l’origine de toute cette extraordinaire musique. La noirceur de l’opéra, les orchestrations rudes et les rythmiques asymétriques si particulières sont d’une rare originalité, dans Boris, tellement nouvelle qu’il me semble désormais correct de lui attribuer la palme du premier compositeur russe authentique. La lignée qui s’étend donc de Moussorgski à Gubaidulina en passant par Stravinski (aussi fort influencé par Rimski-Korsakov), Prokofiev et Chostakovitch est l’une des plus riches de toute la musique occidentale. Cette richesse, elle est le résultat d’un vrai travail expressif sur le patrimoine russe, d’un intérêt, malgré les dangers, pour la musique moderne de l’occident et d’une sensibilité qui semble condenser toute l’histoire tragique du peuple russe.

 

Gubaidulina 2

 

 

Sofia Gubaidulina, issue d’une famille de l’intelligentsia de Kazan, va pourtant subir, dans son enfance les traumatismes des grandes purges staliniennes de 1934. Etudiant la musique au conservatoire de Moscou, elle hésite encore entre une carrière de pianiste ou de compositeur. C’est dire le niveau pianistique de ses œuvres. Mais la compositrice, dans sa perception de la souffrance, de la privation de liberté et d’une forme de misère financière a toujours voulu trouver le réconfort dans la foi. C’est aussi typique de la Russie traditionnelle que de trouver refuge dans la prière, même au temps où elle était condamnée par le régime politique. Ainsi lorsqu’on l’interroge sur sa foi, elle affirme qu’elle dépasse la confession orthodoxe, catholique ou protestante, que sa foi est plus globale que cela, qu’elle l’habite absolument. Elle en déduit qu’aucune de ses œuvres n’est profane, qu’un sentiment religieux profond les anime.

 

Mais cette religiosité intérieure, intrinsèque, est le mince filet d’espoir de beaucoup d’œuvres tellement tragiques et pessimistes. La Chaconne pour piano, composée en 1962 date de l’époque de perfectionnement au conservatoire. Elle fut composée à la demande de la pianiste Marina Mdivani, une élève d’Emil Gilels. La dédicataire en donna la première exécution en 1966.

 

Gubaidulina Kremer

Gidon Kremer, grand interprète de S. Gubaidulina


La chaconne est une danse assez lente d’origine espagnole de la fin de la Renaissance basée sur le principe de la basse obstinée. Un motif de quelques notes sert de base à une suite de variations qui permettent de modifier, non pas la basse, mais les mélodies qu’elle supporte. Au début de l’époque baroque, les chaconnes sont l’occasion de développer des variétés inouïes d’ornements et des traits de plus en plus virtuoses (stylus fantasticus). Mais bientôt, cette danse profane s’invite à l’église par le truchement de la musique d’orgue. La passacaille est basée sur le même principe que la chaconne. Buxtehude, puis Bach nous laisseront des exemples complètement aboutis de cette forme. Car pour ces grands compositeurs, la variation n’est pas seulement un jeu de l’ornement. C’est surtout la transformation progressive d’un esprit vers un autre. Au cours des tribulations de l’œuvre, le parcours initiatique réside dans la transformation du thème de départ. La notion de voyage au cœur de la pensée est indissociable de la chaconne et de la passacaille. La grande chaconne de Bach qui termine la deuxième sonate pour violon solo en est l’exemple le plus extraordinaire.

 

Mais l’histoire de cette forme ne s’arrête pas avec le baroque. Si la sonate envahit la fin du XVIIIème siècle et une bonne part du romantisme, on peut la retrouver sous-jacente dans bon nombre de thèmes et variations. L’exemple remarquable du final de la quatrième symphonie de Brahms est révélateur du pouvoir initiatique qu’a conservé le genre à travers les années. Même, on retrouvera la passacaille chez les compositeurs les plus avant-gardistes. Anton Webern écrira l’une de ses œuvres les plus emblématiques du passage vers le monde de l’atonalité avec la passacaille pour orchestre ou le matériau, parfaitement tonal au début, subit les modifications les plus radicales pour accéder à un autre monde.

 

Chostakovitch lui-même utilisera la passacaille pour l’une de ses plus tragiques et émouvantes pièces, le fameux mouvement lent du premier concerto pour violon. C’est d’ailleurs peut-être là et dans son étude des musiques anciennes (de Bach en premier) que Gubaidulina décidera, dans sa première œuvre pour piano significative, de faire transiter sa tragédie par la chaconne. La pièce, de moins de dix minutes, comporte le thème et son ostinato, sept variations et une large coda. L’écriture pianistique est complexe, large, orchestrale. Elle requiert, de la part du pianiste, une force extraordinaire, un sens absolu du tempo, une agilité exceptionnelle et une sensibilité profondément tragique.

 



Une version, certes un peu molle, pour l’examen de la partition…

 

Le thème débute d’emblée par une véritable claque en pleine figure. Un premier accord en si mineur fixe le sombre axe tonal de l’œuvre dans les registres extrêmes du piano dans un double forte saisissant. Le silence initial est ainsi rompu avec brutalité. Il est suivi d’un deuxième accord encore plus violent, mais c’est par la dissonance cette fois qu’il nous heurte. Cet enchaînement d’accords se poursuit pour former l’ostinato, c’est le premier motif. Mais déjà on entend des embryons mélodiques baroquisants. Les deux premiers comme des ornements très dissonants, le troisième comme une sonnerie de trompette (très mahlérienne d’ailleurs, voir début de la cinquième symphonie !) constituent le deuxième motif. Enfin, un troisième, sorte de gruppetto semble plus doux, mais tellement triste, désabusé. Quand on sait la rhétorique de cet ornement à travers la musique occidentale où il évoque l’amour, on a l’impression d’une totale désillusion. Nous sommes à la quatrième mesure, à la fin de l’antécédent.  Ces trois motifs sont repris dans un ordre différent, joignant ainsi au prévisible d’une basse obstinée et l’asymétrie d’un thème imprévisible et incertain. C’est le conséquent. Il termine ce thème bouleversant.

 

Gubaidulina, chaconne thème

 

Les variations se succèdent alors, d’abord dans la même carrure de huit mesures. La première variation développe le tissus polyphonique et, dans son conséquent, amplifie la mélodie dans le registre aigu du piano. Une impression de profonde tristesse perdure. La deuxième variation est caractérisée par une dramatisation du propos par les octaves implacables de la main gauche. La troisième variation termine de dissoudre le thème qui disparaît dans une ambiance surnaturelle et inquiétante.

 

La quatrième variation marque le début de l’irrégularité des séquences. Dix-sept mesures qui cherchent une reconstruction des divers éléments (A-B et C) dans des ordres particulièrement imprévisibles. La cinquième variation ressemble un peu aux rythmiques de Prokofiev. Le dessin mélodique incisif tiré essentiellement de la « sonnerie de trompette » évoquée plus haut se développe à la manière d’une toccata. Voilà encore une allusion à la musique ancienne. La toccata, telle que les luthistes du XVIIème siècle l’avaient pensée était un bref prélude fait de gammes et d’arpèges qui permettaient la vérification de l’accord de l’instrument. Les organistes s’en emparèrent pour préluder dans les églises bien froides. Plus question ici de l’accord de l’instrument, mais vérification du fonctionnement de l’orgue et échauffement des doigts. Toujours est-il que la toccata préludait une autre pièce plus conséquente, une fugue. 

 

Ici, la variation cinq comporte quarante neuf mesures et est constituée de trois toccatas. Entre les deux premières et la troisième, un passage particulièrement violent, un désespoir en grands accords pointés et rageurs aux deux mains. La troisième toccata est saisissante par sa virtuosité extraordinaire et cette impression de torsion infernale qui soumet notre oreille à un sentiment de vertige que ressent notre corps tout entier. Elle se termine par un terrible effondrement vers le grave du piano. C’est alors que commence la sixième variation, fugue tronquée, fugato très rapide, fulgurant et d’aspect apparemment mécanique. La tête du sujet de la fugue, très marqué s’apparente au motif du destin et semble s’intégrer à une machine de plus en plus terrifiante. On voudrait fuir, mais on ne peut pas. C’est bien là une part du destin de Gubaidulina et du peuple russe. La machine devient monstrueuse lorsque, exactement au milieu de la chaconne, elle s’emballe par les octaves de la main gauche en une sorte de chaos qui, finalement débouche sur la variation sept.

 

Celle-ci, très originale, comportant cinquante et une mesures, débute mystérieusement. L’être, laminé par les variations précédentes, voudrait-il se reconstruire ? Lentement, on croit sentir une nouvelle structure. Timidement, les embryons s’amplifient grâce aux octaves en croches, puis en triolets, puis encore en double croches. Enfin, une jubilation, une lumière dans les traits rapides soutenus par les différents motifs du thème initial se fait jour. Reconstruction, transfiguration, oui ! Mais à peine restructuré, tout s’effondre, comme l’univers entier qui, dans un Big Crunch, vacillerait avant de disparaître annihilé par sa propre gravité. Un énorme silence suit ce trait terrible.

 

C’est alors la grande coda (conclusion). Elle reprend le thème dans sa forme originelle (presque, du moins) avec le même tragique et un fatalisme bouleversant. Combats, restructurations, tout acte humain est vain face à un environnement impitoyable. Un vrai rouleau compresseur, inhumain se met alors en marche, laminant tout sur son passage, ne laissant dans son sillage que quelques cris presque imperceptibles dans les accords de si mineur à la main droite. L’œuvre se termine ans une dissolution presque magique, dans la disparition de l’harmonie sous la résonnance de la pédale du piano laissant les dernières notes s’évanouir progressivement comme les spectres d’un passé tragique. La note unique qui finit par se faire entendre est la plus religieuse, la plus spirituelles, celle qui dépasse toutes les souffrances et tous les temps dans son unicité et son intemporalité. Elle vibre encore longtemps et, même lorsque qu’elle a complètement disparu, elle nous habite encore. Il y a de fortes chances pour que cet ultime son soit l’unique Dieu de Gubaidulina, comme un aboutissement ou le son de vient silence, où la souffrance se fait paix. Quelle musique!

 

Gubaidulina, Chaconne, fin

 




 

La paraphrase religieuse est aussi à envisager dans la lignée de sa composition sur les Sept dernières paroles du Christ en croix. Le thème en est la tragédie christique, les sept variations sont les sept paroles qui s’achèvent par la mort et le silence, enfin la coda qui referme la chaconne, évoque à nouveau l’immense tragédie et, enfin, sa rédemption dans la note unique ultime. Mais qu’on soit croyant ou non, cette musique ne laisse personne indifférent. Elle nous fait non seulement mieux comprendre le ressenti de l’être humain au sein d’un monde étouffant, mais porte surtout la tragédie au niveau de l’universel, englobant aussi bien le tragique individuel que le destin tragique de l’humanité.


Vinnitskaya

 

Gubaidulina, Le Guay.jpg

 

... enfin, deux références discographiques…