Le poème symphonique de Strauss demande un orchestre impressionnant (plus ou moins 90 musiciens) et est écrit en trois volets directement inspirés de trois affects puisés dans le poème de Lenau et placés en tête de la partition.
« Ami, je voudrais traverser au vol tous les espaces où s’épanouit une belle femme, ployer le genou devant chacune et vaincre, ne fût-ce que quelques instants ». C’est le thème du désir que ce premier extrait de l’argument nous énonce. Et de fait, l’orchestre débute son parcours en lançant sa course insatiable comme un désir perpétuel. Tout l’orchestre lance ce motif incisif et ascendant, regroupant plusieurs formules rythmiques conquérantes. Les doubles croches initiales, précipitées, la blanche comme un souffle haletant, le triolet qui évoque la sensualité et le rythme pointé la conquête énergique. En entier ou en partie, ce thème principal sera, tout au long de l’œuvre le symbole du désir extrême de Don Juan. L’écriture est dense, complexe et l’orchestre sonne dans toute sa splendeur.
Cet emportement débouche sur une scène de séduction qui figure parmi les plus belles de toute la littérature musicale. Soudain, le Glockenspiel, avec ses couleurs de clochettes fantastiques, s’allie à la harpe et au violon solo pour laisser entrevoir la « magie devant la féminité splendide » que distingue ici Romain Roland. Sur une tenue presqu’immobile de l’orchestre, ces trois instruments créent un vrai climat de rêve qui annonce le lyrisme d’un thème d’amour tenu d’abord par l’étrange combinaison entre la clarinette et le cor. Ils créent une sonorité, un timbre nouveau il nous emporte, nous et tout l’orchestre d’ailleurs. Le thème est repris par les cordes, se répand dans tout l’orchestre tandis que la harpe poursuit son flot incessant.
Crescendo, augmentation de la tension, le thème explose et il en ressort… le thème début, celui du désir, comme pour nous rappeler que Don Juan n’est jamais assouvi, que l’idylle n’est jamais de courte durée et que bientôt, il lui faut abandonner ce merveilleux amour car son âme en désire un autre. Et c’est reparti, avec le même appétit, le thème reprend ses droits, comme une chevauchée sans fin. Il aboutit sur une autre, un nouveau chant de séduction.
Sur une rythmique syncopée, presque déhanchée, une nouvelle passion nait aux altos et aux violoncelles. Les flûtes semblent distiller un mouvement douloureux, presque des larmes. Celle de la nouvelle aimée, de l’ancienne ou celle de Don Juan lui-même victime de ses obsessions ? Toujours est-il que la harpe, encore, les cordes et les cors préparent l’entrée d’une des plus belles mélodies de la pièce. Elle est jouée par le hautbois que Strauss affectionnait au point de lui consacrer un concerto entier. Son chant s’élève doucement, tendrement, c’est de la musique de chambre, il nous envahit tout entier, il nous ravit l’âme et la raison.
Dans cette formidable émotion, un soudain accéléré des cordes fait sonner avec une autorité exceptionnelle les quatre cors de l’orchestre en une phrase inoubliable. C’est le besoin de possession qu’éprouve Don Juan. Posséder les corps, posséder les âmes… voilà son programme. Inspiré des vers de Lenau : « Mon amour pour chacune est un amour différent… Comme chaque beauté est unique en ce monde, tel est aussi l’amour qui s’y complait. En route et partons pour des victoires toujours nouvelles, tant que palpiteront les ardentes pulsations de ma jeunesse ».
Ce sont les cors qui clament ce besoin de possession. L’instrument est très important dans la vie de Strauss puisque son père était corniste professionnel. Il symbolise l’autorité, la puissance virile. On en trouve partout dans son œuvre, depuis le fameux concerto pour cor jusqu’aux traits extraordinaires de Don Quichotte, de Till l’espiègle, jusqu’aux 20 cors (répartis entre la scène et les coulisses) que demande la gigantesque Symphonie alpestre. Leur autorité entame une sorte de développement beethovenien où les thèmes s’affrontent et s’unissent à la fois. Mélange de désir et de possession, mais malaise aussi dans l’opposition des deux forces. Puis, c’est un passage noté « giocoso », joyeux dont l’ironie et les sarcasmes des flûtes n’échapperont à personne. Ricanement étrange que celui qui semble venu de nulle part et qui donne au thème de la possession une allure presque monstrueuse.
Cela ne peut plus durer. Un fortissimo, climax tragique cesse la course à l’abime. La mort pointe le bout de son nez. Une prémonition seulement, mais quel avertissement. L’orchestre se décompose en groupes de timbres plus sinistres les uns que les autres. Percent des réminiscences des thèmes de séduction et d’amour… souffrance, prise de conscience ? Peu importe. Ce n’est pas encore la fin. Revenant des tréfonds, le thème du désir part des violoncelles et atteint en l’espace de quelques mesures seulement l’aigu du violon. C’est comme une réexposition. L’énergie de la chevauchée est retrouvée, intacte, du moins le croit-on.
Dans la pièce de Lenau, à partir de la prise de conscience, rien ne sera plus pareil. Strauss voudrait nous faire croire le contraire, mais c’est sans compter sur la succession trop rapide des deux thèmes qui, dans un leurre ultime, lancent toutes leurs forces dans la conquête. Encore et encore…
Hélas !… ou heureusement ! C’est selon ! Tout s’interrompt brusquement, en plein élan. Une longue mesure de silence et c’est la coda, la conclusion. D’un autre type celle-ci. Troisième affect, ultime inspiration du poème : « Tout espoir, tout désir est tombé en léthargie. Peut-être ai-je dédaigné un éclair venu des hauteurs, peut-être a-t-il mortellement atteint ma puissance d’amour, et pour moi, subitement, le monde devenu désert s’est couvert de ténèbres ». Oui, après le désir et la possession, c’est le dégoût qui conduit Don Juan à se laisser transpercer de l’épée d’un duel qu’il aurait facilement gagné. Suicide, mort du héros… Les violons entament un lugubre tremolo dont la ligne s’effondre en une catabase. Dans l’immobilité des vents, la tonalité de la mineur, traditionnellement réservée à la souffrance humaine, les trompettes viennent lancer une dissonance. C’est le coup mortel. Dans une ambiance fantastique peuplée de fantômes et d’ombres étranges que n’auraient reniés ni Hoffmann ni Berlioz, Don Juan meurt, son temps s’arrête et l’orchestre rejoint le silence en trois pizzicati, dernières traces d’une vie passée à chercher l’absolu dans la conquête et dans l’amour.
Le mythe, revu par Strauss catalyseur de Lenau, nous montre que non content de séduire les corps, Don Juan ravit également les âmes. Celles des femmes qu’il a séduites, certes, qui restent amoureuses de lui malgré les affronts, mais aussi les nôtres, celles qui succombent à la beauté de ses chants de séduction et d’amour. Don Juan archétype de l’humanité et pas seulement de l’homme, Don Juan qui se rallie ainsi aux autres héros archétypaux des mythes tels que Prométhée, Faust, Tristan et même Don Quichotte dans une certaine mesure. Le problème de ces héros, c’est que, chacun à sa manière, tente de devenir divin en cherchant à dérober à la divinité l’arbre de la connaissance. Tous partent d’un même besoin : répondre aux questions existentielles que suscite notre séjour ici bas. Tous cherchent un absolu, aucun ne le trouve en cette vie. Seule la mort, mélange de rédemption et de colère divine les libère. Ne sommes-nous pas tous quelque part des Don Juan ou des Faust ? Le romantisme a eu le mérite de rapprocher les deux personnages différents dans la forme mais si proches dans le fond. Et pour sa mise en forme et sa vérité, le jeune Richard Strauss, déjà d’une extraordinaire maturité, n’a pas hésité à faire la démonstration de tout ce que l’on peut faire avec un orchestre symphonique à la fin du XIXème siècle. Ce n’est pas là son moindre mérite.