Rhapsodie

On a beau affirmer avec force que lors d’une écoute musicale, le contexte historique d’une œuvre passe au second plan et qu’il ne reste que les notes, certaines merveilles de notre patrimoine musical gagnent à être comprises. La musique de Brahms, émouvante spontanément, se transforme en un parcours expressif intense lorsqu’on l’examine de plus près. …

Et s’il y a dans la production du grand homme une œuvre liée à sa biographie et transcendée par la douleur, il s’agit sans doute de la fameuse Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre basée, une fois encore sur le grand poète allemand, qui ne nous quitte décidément pas cette semaine, Johann Wolfgang von Goethe.

Seule œuvre composée en 1869, la Rhapsodie est le résultat d’un choc émotionnel important. Aimant secrètement Julie Schumann, la fille de son maître et ami, Brahms apprend le mariage prochain de cette dernière avec le comte Radicati di Marmorito (cela ne s’invente pas !). Dans le désespoir, il entreprend la composition d’une œuvre vocale inspirée par un poème de Goethe « Voyage en hiver dans les montagnes du Harz ». Le texte est le résultat d’une expérience humaine très forte.


Goethe

Goethe

 

En 1777, le poète avait pris la direction des montagnes pour rendre visite à un jeune homme désespéré par la lecture de son ouvrage « Les souffrances du jeune Werther ». On se souvient de l’impact terrible de cette littérature sur la jeunesse allemande. on avait assisté alors à une vague de suicide inédite et à un mal être de la part de tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre s’identifiaient aux héros du roman. La visite de Goethe et le réconfort qu’il dispensa au jeune homme dépressif ne portera ses fruits que bien plus tard, une fois le poème terminé. La première strophe introduit le sujet, la deuxième évoque le malheureux et la dernière dispense la consolation.

 « Mais qui est cet homme à l’écart ?

Son sentier se perd dans les halliers

Derrière luiLes buissons se referment,

L’herbe se redresse,

Le vide l’engloutit. 


Ah ! qui saura guérir les souffrances

De celui à qui le baume fut poison

Et qui but la haine des hommes

À la coupe pleine de l’amour ?

D’abord victime du mépris,C’est lui maintenant qui méprise ;

En secret, il consume Sa propre valeur,

S’oubliant par trop lui-même. 


S’il est sur ton psaltérion,

Père d’amour, un accord

Qui puisse toucher son oreille,

Réconforte son cœur !

Ouvre ses yeux embuésSur les mille sources

Près de l’assoiffé

Dans le désert ».


Caspar David Friedrich

Caspar David Friedrich

 

L’introduction orchestrale, en ut mineur, nous plonge d’emblée dans la tragédie. Les dissonances qui se répandent dans l’orchestre et les frottements harmoniques sont très proches de ceux qui ouvrent la Création de Haydn dans la description du chaos originel. Dans cette sombre ambiance, la voix de contralto, avec son timbre chaud et profond, fait son entrée en un chant d’une tristesse pathétique. Le décor est planté, tendu et désespéré comme une peinture de Caspar David Friedrich. Claude Rostand rapproche justement l’ambiance de cette première partie à la ballade romantique proche des récits populaires.


Changement de mesure pour la deuxième partie. Ici, la chanteuse se fait plus douce, presque berçante. On a parfois dit que le timbre de contralto évoquait, par sa profondeur, la mère consolatrice. Pourtant, tout cela reste plus tragique que consolateur. Le point culminant  sur le vers évoquant la « haine des hommes » avec l’appel désespéré des cors et la dissonance abrupte. La rythmique, comme souvent chez Brahms, est instable, remplie de ces syncopes (hémioles) si typiques qui ajoutent une agitation à la « berceuse » déjà évoquée.


Caspar David Friedrich 2

Caspar David Friedrich


Des ténèbres vers la lumière. On quitte la tonalité d’ut mineur pour rejoindre ut majeur et son affect tout différent. Adoptant cette fois une mesure à quatre temps, la soliste est rejointe par le chœur d’hommes. Ténors et basses divisés en deux pour créer la partition à quatre voix, entament une prière simple et consolatrice sur la dernière strophe. Comme sa propre mère qui trouvait la sérénité dans la bible, Brahms se laisse envahir par l’espoir du réconfort. Une sorte d’hymne, annonçant le final de la première symphonie, s’élève lentement au son des pizzicati des cordes graves qui évoquent l’accord sonore du psaltérion. Dernier passage douloureux et suppliant, celui de la prière sur le mot « erquicke » (réconforte), en une tierce diminuée particulièrement expressive répétée sept fois entre le chœur et la soliste. Après un long silence méditatif, les derniers accords dispensent une péroraison toute religieuse, apaisée, remplie d’espoir et de cet amour si tendre du Père rédempteur. Celui du Requiem ?

 

Psalterion
  Psalterion


 

La Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre est sans doute l’une des œuvres les plus émouvantes de Brahms. Distillant son émotion des ténèbres vers l’espoir, elle nous montre encore deux éléments essentiels de son langage : l’absence de lourdeur du langage et la recherche de timbres sémantiques par eux-même d’abord, le refus de paraître absolument sombre. Si Brahms ne rit pas plus ici qu’ailleurs, s’il parvient à tirer les larmes de Clara Schumann et de ses auditeurs, il ne se lamente pas et, comme dans Ein Deutsches Requiem un peu plus tôt, il cherche la paisible consolation.