Parmi les artistes qui furent à l’origine du mouvement expressionniste, on oublie souvent la peintre d’origine russe Marianne von Werefkin (1860-1938). Contemporaine de Gustav Mahler, elle est la fille d’un commandant de régiment d’Ekaterinbourg dans l’Oural. Elève du célèbre peintre réaliste Ilya Repine, elle eut, suite à un accident de chasse, une grave blessure à la main droite. Cessant de peindre pendant près de dix ans, elle entame un voyage à travers l’Allemagne en 1896.
Séjournant en France en 1905 et 1906, elle fonde, avec son compagnon Alexi von Jalensky et Vassili Kandinsky la Nouvelle Association des artistes munichois qui donna naissance au fameux groupe « Der Blaue Reiter » (Le Cavalier Bleu). Son œuvre est clairement expressionniste dès 1907. Influencée par Paul Gauguin, elle fuit en Suisse à l’approche de la première guerre mondiale et s’installe à Ascona où elle passe ses dernières années en peignant des affiches fleuretant très souvent avec la pauvreté.
La peinture « Climat tragique » de von Werefkin (Tempera sur carton, 1910, Musée d’art moderne d’Ascona) est une œuvre qui ne laisse personne indifférent et qui m’a encore bouleversé ces derniers jours.
Mais d’abord, quelques mots sur ce qu’on appelle l’expressionnisme. Courant artistique apparu au début du XXème siècle, l’expressionnisme vécu jusqu’à l’avènement du nazisme qui le considéra comme un art dégénéré. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une volonté de l’artiste de déformer la réalité au profit d’une réaction émotionnelle forte. Il en résulte de nombreuses visions tragiques et angoissantes. Les visages, les paysages et les objets subissent des transformations considérables tant au niveau de leur forme que des couleurs mises en œuvre. La violence du propos est fréquente, mais pas gratuitement. Il s’agit de renforcer l’intériorité d’une situation pour conduire le spectateur vers l’essence du drame. Tout ceci correspond à la vision sombre du monde que l’artiste ressent à l’approche de la première guerre mondiale. Les œuvres sont souvent truffées de symboles inspirés par la psychanalyse de Freud très en vogue en Allemagne à cette époque.
L’expressionnisme rompt avec la tendance impressionniste française qui, le plus souvent, travaille dans la douceur et les fondus de couleurs subtils. Il s’inspire bien plus de l’agressivité picturale de Matisse, Van Dongen et Derain. Plus qu’un courant, c’est une réaction contre l’académisme ambiant et un vrai retour à l’être humain dans ce qu’il a d’essentiellement tragique.
S’il est possible de trouver des précurseurs très tôt dans l’histoire tels que Matthias Grünewald ou El Greco, on considère généralement que c’est vers la fin du XIXème siècle que Edvard Munch avec son célèbre « Le Cri » et Van Gogh, avec l’évolution toute particulière de son art qui naît cette forme d’art. C’est le critique Wilhem Worringer qui utilisera le mot expressionnisme pour la première fois en 1908.
« Climat tragique », par son sujet, évoque d’emblée une grande quantité de sensations au plus profond de chacun d’entre nous. A vrai dire, on se serait bien passé de son titre. Il suffit de jeter un regard distrait sur l’œuvre pour en ressentir le climat. Un chemin trace une diagonale, reste d’une perspective à la fois spatiale et temporelle. Au fond, une pauvre maison comme on peut en rencontrer dans les endroits isolés de la campagne. Le chemin passe le long de cet abri. En paysage de fond, de sombres montagnes déjà noircies par une lumière crépusculaire. Devant la maison, se tient un homme qui observe une femme entrain de s’éloigner.
L’ambiance rouge évoque un soleil en train de se coucher, jetant, de ses derniers rayons, une lumière irréelle (on pense ici au texte de l’Adieu du Chant de la Terre de G. Mahler). C’est bien semble-t-il d’une séparation qu’il s’agit. Mais observons plus en détail. Le personnage féminin qui s’éloigne est très étrange. Il n’a pas de visage, s’en va les bras croisés. Simple promenade nocturne ? Sans doute non. Tous ces signes distinctifs nous montrent une femme fermée sur elle-même, comme absente. Les couleurs vestimentaires sont, pour la blouse en rapport direct avec la nature environnante et crépusculaire, tandis que sa jupe est en partie d’un noir qui renvoie à l’homme qui l’observe devant la maison.
Ce dernier n’est que suggéré. Pourtant on devine son costume noir, celui du deuil. On devine aussi un profond sentiment de catastrophe dans l’éloignement, définitif, on le sait, de la femme (son épouse ou sa compagne ?). Il ne peut que constater l’absence et, avec elle, la fin d’une époque.
Mais revenons quelques instants au chemin qui divise l’œuvre tout en lui donnant son unité narrative. On ne voit pas son début. Il remonte bien plus loin que la maison et que l’homme en deuil. On ne peut pas dire où il commence. Bien au-delà de la peinture, il naît sans doute quelque part dans l’espace lointain et la maison n’est que l’ultime étape d’un parcours sans doute déjà bien long. De même, on ne peut distinguer la fin du chemin. Il se prolonge dans l’inconnu au-delà du tableau et, d’ailleurs, la femme est proche d’en sortir.
Quelques mètres de plus, quelques secondes plus tard, l’œuvre aurait été plus énigmatique encore. On aurait observé un homme qui regarde vers l’infini. C’est de fait vers cet infini que se dirige la femme. Sans visage, bras croisés, comme un fantôme jadis être humain, mais que le destin emporte. En sortant du tableau, elle entre dans l’éternité de la mort.
L’adieu ici présent est bien l’ultime séparation opérée au crépuscule de la vie sous l’œil impuissant de l’homme qui ne peut que constater le vide et l’absence. Comme je le disais hier avec Chopin, une profonde mélancolie nous assaille lorsque nous envisageons la finitude du temps du tableau. Même si le chemin est long en amont, on a le pressentiment que nous sommes, en aval, aux portes du néant. Pas d’allusion spirituelle ici, pas de consolation, seulement une fatalité que les couleurs produisant une lumière rouge sang accentuent encore. Quel silence dans ce tableau où rien ne vient troubler le calme ambiant. …Et si quelques larmes peuvent couler des yeux désormais invisibles des personnages, elles sont silencieuses.
La femme quitte le tableau à regret, comme si elle voudrait y rester encore un peu. L’homme ne la retient pas, il ne le peut. La distance qui les sépare empêche désormais toute communication physique. Pourtant, on sait que quelque part, dans cet espace rempli de silence, qu’il souffre, lui envoie ses pensées les plus chaudes et qu’elle, de son côté, sans se retourner garde l’image de ce chemin parcouru et dont la hutte et l’homme sont la dernière étape.
La peinture de von Werefkin est remarquablement temporelle car on y sent à la fois la métaphore du temps de la vie grâce au chemin. Il règne un mélange tragique et mortifère entre le temps humain et celui de la nature immuable dans ses montagnes et ses plaines silencieuses. Demain, le jour se lèvera à nouveau et une autre journée commencera, mais cette fois, la femme ne sera plus là. C’est bien là notre sort à tous. C’est aussi une des plus impérieuses raisons qui nous oblige à ressentir l’art comme paraphrase de l’existence. En nous représentant tous et toutes dans une scène somme toute anodine, la peintre nous ramène à nos vies et à nos morts, à nos valeurs fondamentales, aux archétypes qui habitent notre inconscient et que l’art fait revenir à la conscience.