« Je n’aurais jamais cru, il y a quinze ans, à l’époque de mes premières tentatives, qu’il m’arriverait un jour, brusquement, d’éprouver le besoin de me justifier – la nécessité de satisfaire votre désir de savoir les pourquoi et les comment de ce qui est encore plus dangereux pour moi, à savoir l’influence de mon art sur les jeunes générations d’artistes à travers le monde d’aujourd’hui. Je suis gêné d’entendre dire qu’un certain nombre d’entre eux pensent que je représente un danger pour l’avenir de l’art – que je suis l’un de ces produits désastreux et nocifs de notre époque qu’il est indispensable d’écraser et de détruire complètement avant que les progrès d mal aient pu s’étendre. Je suis désolé d’avoir à leur apprendre que telles n’étaient pas mes intentions ; et d’avoir à déclarer avec plaisir, à l’intention de ceux qui ne croient pas au destin d’une multiplicité de nouvelles possibilités que ma démarche laisse entrevoir : « Attention ! » Aucune cristallisation de ce genre ne s’est encore produite ; je suis incapable de me prononcer sur ce qui se passera après. Tout ce que je peux dire c’est qu’aujourd’hui je ne me sens plus aussi effrayé qu’autrefois de me trouver face au souvenir du futur ». Yves Klein, extrait du Manifeste de l’Hotel Chelsea , 1961.
Yves Klein, La vague
Suite à l’incompréhension de la presse et du public face à ses toiles minimalistes, le célèbre peintre Yves Klein (1928-1962) chercha à justifier sa démarche artistique dans une longue lettre qui fait presque office de testament. Car l’artiste était tout sauf un fumiste. Il avait développé une vision du monde dès son plus jeune âge qui correspondait non seulement à l’ambiance familiale (ses parents étaient tous les deux des artistes peintres), mais aussi à ses aspirations philosophiques et spirituelles. La pratique du judo à un haut niveau et la philosophie des Rose-Croix avaient entretenu la recherche de l’absolu à travers le vide et le silence.
Toute son œuvre ressemble aujourd’hui à une véritable quête de transcendance du réel qui s’est manifestée par ces fameuses monochromies. La recherche sur les couleurs qu’il développe pendant des années lui font choisir le bleu, celui qui ne peut évoquer que le ciel, donc l’infini, et la mer. Déjà à ses débuts, avec quelques amis, il avait choisi le ciel et son infini dans un partage ludique du monde. Ce bleu qui représente pour lui la plongée dans l’infini, il va le travailler de manière constante à partir de 1957. Il déposera même son propre label d’un bleu outremer caractéristique sous la dénomination IKB (International Klein Blue) et l’utilisera tant dans ses peintures monochromes que dans ses travaux à l’éponge ou ses anthropométries. C’est par celles-ci que viendra d’ailleurs le scandale, quand, dans sa démarche d’artiste de se libérer entièrement de l’objet « peinture », il dirigera des séances de création en direct. Au cours de celles-ci, il utilisera des modèles féminins nus qui s’enduiront le corps de ce bleu avant badigeonner, tels des pinceaux humains et vivants, la feuille blanche. Réalisant là une sorte d’art total, alliant la chorégraphie des corps, la couleur et la musique, les anthropométries sont déjà l’aboutissement de recherches de longue date.
Yves Klein, Anthropométrie
Klein a commencé à se servir d’éponges naturelles dans son travail avant d’adopter définitivement le rouleau à partir de 1956. Il dira un peu plus tard que l’extraordinaire faculté de l’éponge de s’imprégner de quoi que ce soit de fluide le séduira. Il aperçut la beauté du bleu dans l’éponge et l’instrument deviendra pour lui une « matière première ». Ses premiers reliefs-éponges sont alors réalisés pour les projets du foyer du nouveau théâtre de Gelsenkirchen. Collaborant à la construction de ce nouveau théâtre-opéra, il peut, en toute tranquillité, adopter ses principes d’art total et réaliser ses œuvres les plus monumentales. L’inauguration en 1959 de théâtre marque le triomphe officiel de la monochromie. L’espace est entièrement habité par le bleu de Klein et crée un véritable lieu d’enchantement magique pour le public.
Théâtre de Gelsenkirchen
Ce travail sur l’absolu de la couleur est en même temps une réflexion profonde sur le temps et l’espace ainsi que sur le vide. Or si la peinture a toujours été liée à l’espace qui lui était dévolu, à savoir le support (toile, mur, feuille de papier, …), les artiste peintres ont, eux, toujours voulu dépasser ce simple cadre et suggérer un au-delà non visible à l’œil, mais accessible à l’esprit et à la sensibilité. C’est bien sur ce point précis que l’œuvre de Klein veut ouvrir la perspective d’un tout (ou d’un vide) transcendant. Puisque la totalité de la surface est d’un bleu monochrome, il n’y a pas de raison que l’au-delà de la toile soit différent. A moins qu’en dehors de la surface unie de la toile, Klein ne veuille insister sur le vide total, la toile bleue n’étant alors qu’un passage entre le monde de tous les jours et le vide absolu, quand même la couleur intemporelle a disparu… ! L’objet d’art reste alors ce qu’il a toujours été, un intermédiaire entre la réalité palpable des choses et la réalité suprême du monde. Il doit y avoir de cela dans la dénomination, assez éphémère il est vrai, de l’art de Klein comme du Nouveau Réalisme.
Klein, International Klein Blue
Mais qui évoque le temps se frotte évidemment à l’une des particularités essentielles de la musique. Klein avait bien compris que la musique, dans ce qu’elle a de temporel, pouvait contribuer, elle aussi (et peut-être mieux encore), à un travail sur la suspension du temps. Son alternance entre plein et vide, entre suspension et vertige l’amène, dès les années 1947-48, à condenser sa pensée en une œuvre musicale qu’il dirigera lui-même plusieurs fois dans sa brève existence. Sa symphonie « monoton » (1949) est, comme son nom l’indique, réalisée à partir d’un seul accord de ré majeur joué par un petit orchestre classique. Mais laissons Klein parler lui-même de son œuvre :
« Pendant cette période de condensation, je crée une symphonie « monoton » dont le thème est ce que je voulais faire de ma vie. Cette symphonie, d’une durée de quarante minutes (mais cela n’a pas d’importance, on va voir pourquoi) est constituée d’un seul et unique son continu, étiré, privé de son attaque et de sa fin, ce qui crée une sensation de vertige, d’aspiration de la sensibilité hors du temps. Cette symphonie n’existe donc pas tout en étant là, sortant de la phénoménologie du temps, parce qu’elle n’est jamais née ni morte, après existence, cependant, dans le monde de nos possibilités de perception conscientes : c’est du silence – présence audible ». Extrait de Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l’art.
Anthropométrie et symphonie monotone
L’œuvre est présentée en deux parties. La première est sonore et est formée de cette harmonie de ré majeur presque « monochrome ». La seconde est le silence qui la suit. Le silence en est donc le but ultime. « Le silence… C’est cela même ma symphonie… C’est ce silence si merveilleux qui donne la « chance » et qui donne même parfois la possibilité d’être vraiment heureux, ne serait-ce qu’un seul instant, pendant un instant incommensurable en durée ». En voici le document vidéo réduit à 10 minutes, mais rendant bien compte de la démarche d’annulation du temps, de l’espace et du son, bref la musique du silence.
Cette démarche musicale est évidemment à associer aux peintures monochromes bleues qui en sont comme une transposition spatiale de l’abolition du tout vers un vide absolu, démarche ultime de l’artiste.
Yves Klein, bien qu’ ayant connu une carrière artistique fulgurante de seulement huit ans (1954-1962) est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands protagonistes de l’après-guerre avant-gardiste. Mort prématurément d’une crise cardiaque, son œuvre reste comme l’une des expériences les plus initiatiques du XXème siècle.
Bonjour !!!!
Ça fait deux fois que je tombe sur votre blog en faisant ms recherches !!!!
je suis professeur d’histoire de l’art au Conservatoire de Musique de Montréal….. et belge !!!
Votre blog est formidable…..
Linda Goossens