Leçon de musique

Les lectures de l’été m’ont ramené à un opuscule qui m’avait fortement impressionné il y a longtemps déjà. La leçon de musique (1987) de Pascal Quignard (Folio n°3767) est un ensemble de trois nouvelles. La première est consacrée à Un épisode de la vie de Marin Marais, Quignard étant, comme vous le savez, l’auteur du roman Tous les matins du monde (1991) à l’origine du célèbre film. On y découvre le demi parcours initiatique de Marin Marais admirant son maître Monsieur de Sainte-Colombe inspiré par les écrits biographiques de Titon du Tillet narrant les rapports de maître à disciple des deux hommes. Vient ensuite Un jeune Macédonien débarque au port du Pirée, mais c’est surtout le dernier récit, La dernière leçon de musique de Tch’eng Lien qui a retenu mon attention lors de cette lecture récente. Elle traite du parcours laborieux et initiatique que doit accomplir l’apprenti pour devenir vraiment musicien. Car ni l’instrument, ni la technique ne sont rien par rapport à l’essence de la musique. Ce sont des outils qui sont au service d’autre chose.

 

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L’une des plus belles phrases de l’ouvrage synthétise d’une manière très poétique ce parcours existentiel: « Po Ya regardait autour de lui dans la faim, dans la solitude, dans la peur. Il n’y avait personne […] il poussa un soupir et dit: « Voilà la leçon du maître…! » Il commença alors à jouer de la guitare en chantant et il pleurait doucement. Puis il pleura au fond de son cœur et seuls les sons étaient des larmes« . Il ne s’agit pas de pleurer ou de rire, il s’agit d’en exprimer l’essence par le son.

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Mais comment y parvenir… une chose est sûre, cela prend très longtemps! C’est la vie qui l’enseigne, certes, mais une vie menée de telle manière qu’un jour les choses puissent se révéler. Au moment où nous repartons dans une nouvelle année musicale, je souhaite que de nombreuses expériences et révélations puisse atteindre tant les jeunes musiciens que les mélomanes qui sont, eux aussi, concernés par ce propos. L’écoute n’est pas une simple question de divertissement.

Il y a pourtant encore beaucoup d’artistes qui refusent de mêler l’exécution musicale et les différents contextes qui entourent la composition d’une œuvre sous prétexte d’intellectualisme. De même, un nombre inquiétant de mélomanes croit percer tous les secrets d’une œuvre par la seule écoute spontanée (écoutons les commentaires aux sorties de concert). Il n’en est rien et ce que nous percevons instinctivement d’une musique ou d’une œuvre d’art au sens large n’est qu’une infime partie d’un contenu plus vaste souvent beaucoup plus riche qu’on ne le suppose.

Attention cependant de ne pas se tromper sur la teneur de mon propos. L’art est fait pour émouvoir. Il est donc normal que des émotions, toute spontanées se présentent à nous lorsque nous découvrons le propos d’un musicien, d’un peintre ou d’un poète. C’est très bien ainsi. Car recevoir cette émotion, c’est le signe que l’être humain est encore sensible à l’art. C’est évidemment le cas puisque l’art véhicule les archétypes humains. Mais si cette spontanéïté doit être cultivée… et ce n’est un paradoxe qu’en apparence… c’est parce que le message laissé par l’artiste va bien souvent au-delà de nos premières perceptions. Qui n’a jamais fait cette expérience bien étrange de devenir de plus en plus sensible à une oeuvre au fur et à mesure qu’on la fréquente? Et bien, il suffit d’aller encore un peu plus loin… mais c’est déjà beaucoup trop pour bon nombre de dilettantes, car c’est là que commence l’écoute active, l’effort vers l’oeuvre qui est la seule garante d’une perception plus affinée du propos de l’artiste.

Reflets d’une société qui considère les manifestations esthétiques comme superficielles et de l’ordre du non rentable, concept complètement faux au demeurant, les attitudes rébarbatives face au contenu esthétique d’une œuvre sont très nombreuses. C’est vrai qu’une forme d’effort sur soi-même est obligatoire pour approfondir les choses, c’est bien là le problème ! On peut d’ailleurs appliquer ce principe à toutes les activités humaines. Ce que notre société voudrait éviter, c’est de devoir se questionner sur ce qui est considéré comme une simple détente, un divertissement. Or, au regard de l’histoire, force est de constater la volonté des hommes de laisser des traces de leurs modes de pensée et de leur vision du monde. Si nous le comprenons plus aisément dans les arts picturaux, le théâtre et la littérature, cela reste semble t-il plus mystérieux pour la musique. La raison est sans doute à chercher, une fois de plus, dans la qualité et la diversité de l’enseignement musical…

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R. Dufy, Grand orchestre (1936)

 

Ce qui fait la différence entre deux interprètes égaux en technique instrumentale lors d’une prestation, c’est leur niveau de culture. Que sait-on de l’œuvre que l’on joue et comment la voyons nous ? Il suffit de bavarder un peu avec des professeurs, des musiciens ou des mélomanes pour se rendre compte de l’approximation des notions pourtant essentielles.

Prenons un exemple : Je peux, au prix d’efforts substantiels, apprendre à réciter un texte en finnois. En me basant sur les sons de la langue, en suivant les conseils d’un spécialiste sur les articulations des phrases, les accents toniques et autres particularités de ce langage. Je peux même arriver, sans comprendre ce que je dis, à me faire comprendre de ceux qui pratiquent cette langue. Pourtant, mise à part la prouesse technique, mon approche n’a pas de sens si je ne comprends rien sens du texte, son message, son histoire, son contexte et l’émotion qui lui est attachée. Vous en conviendrez avec moi, si je veux déclamer en finnois, il est indispensable de comprendre la culture, le vocabulaire, la grammaire, en bref, savoir ce que le texte veut dire pour le ressentir et l’interpréter.

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C’est tout à fait pareil en musique. Ce n’est pas parce qu’on croit que la musique est universelle qu’on est capable d’en saisir les finesses spontanément en passant outre les qualités liées aux styles des époques, des pays et des genres. Mais ce n’est pas tout. Les structures des œuvres musicales dépendent à la fois d’un homme et du contexte dans lequel il a évolué. Son langage musical est animé par la nécessité intérieure de faire passer un message quel qu’il soit. Cessons une fois pour toutes de croire, dans un souci de confort, que l’art n’est qu’un passe temps agréable. Je l’ai souvent dit, l’art est le reflet de l’homme. Si nous voulons, aujourd’hui, le jouer ou l’écouter, il nous faut adopter une attitude d’ouverture, active qui consiste à aller vers l’œuvre dans ce qu’elle a de fondamental, pas seulement d’en reproduire les notes.

Mais les mélomanes ne sont souvent pas prêts à lire et à retirer du profit d’explications musicales fouillées car soit il n’en ont pas le temps, soit ils n’y sont pas préparés., soit, encore, ils n’en ont pas envie. Alors, faut-il seulement constater et considérer comme acquis le fait que les auditeurs ne ressentent qu’une petite part spontannée de l’oeuvre qu’ils écoutent ? Sans doute non. Car il est absurde de se passer de cette « profonde expression » de l’histoire qu’est la musique. Il faut absolument la « vulgariser ». Il faut faire prendre conscience que la musique est, à l’instar des autres arts, un moyen d’expression, une manière qu’ont les hommes de s’adresser aux hommes. Dans cette optique, la musique n’est pas qu’un simple curiosité qui décore notre vie. On pourrait citer des tas d’œuvres qui rassemblent en leur sein les faits marquants de la politique, de la philosophie, de la société et de la spiritualité de leur époque. Un seul exemple : écouter et apprendre à ressentir la septième symphonie Leningrad de Chostakovitch permet de ressentir l’horreur du siège de la ville russe par les nazis tout en saisissant la révolte intérieure de l’homme face à l’incompétence du régime stalinien durant ces neuf cent jours. Des milliers d’exemples favorisent non seulement la mémorisation des caractéristiques d’une époque, mais, mieux encore, permet aussi la « sensation » et « l’émotion » de l’histoire. Passer à côté d’un tel message serait et attribuer à cette musique une toute autre émotion serait de l’ordre du contresens. Cela semble évident dans ce cas-ci, mais c’est la même démarche pour toute musique, les symphonies de Mahler entrent également, et peut-être encore plus que d’autres, dans ce processus.

 

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C’est bien là que résident les différences d’interprétation d’une même oeuvre. Il y a ceux qui arrivent à une vision profonde du témoignage reproduit, ceux qui auront lu, recherché, analysé, bref, ceux qui auront vécu l’œuvre dans ce qu’elle a d’unique et de nécessaire qui parviendront à en ressentir l’ampleur. Cela ne signifie nullement, comme aiment le laisser croire certains, qu’il s’agit là d’une attitude purement intellectuelle et élitiste face à l’art, bien au contraire. C’est en approchant la vérité de l’œuvre qu’on parvient à la faire sienne, à la vivre et donc à la ressentir.

On constate alors que toutes nos spontanéités, loin de disparaître, se modifient, s’enrichissent et s’en retrouvent renforcées. L’application à long terme de ces principes permet d’intégrer certaines notions jusqu’au plus profond de nous même et de ne jamais plus attendre d’une œuvre de Chostakovitch qu’elle nous parle de la même manière qu’une autre de Mozart (par exemple). Cela évite des jugements de valeur erronés et sans objet, cela évite aussi les a priori, enfin cela nous permet de trouver (et elle existe plus souvent qu’on ne le croit) l’intersection émotionnelle entre l’œuvre d’un artiste, éloigné historiquement et géographiquement, et nous-même.

Ce processus de l’écoute active est tout sauf élitiste, car il permet de rendre à chaque homme une part de son patrimoine, une part de ce qui constitue sa culture. L’intersection émotionnelle qui en résulte est ce qui nous relie à l’homme du passé, ce qui fait que Monteverdi, Bach, Mozart, Beethoven, Schumann, Brahms, Mahler et tant d’autres compositeurs nous parlent tout autant aujourd’hui que demain. Aller vers la musique dans une démarche active, c’est accepter de nous regarder nous-mêmes, de nous connaître mieux. Ouverture, tolérance, remise en cause de ce que nous croyons acquis et modestie face au propos, voilà notre chemin.

Mon utopie serait que, loin de toute superficialité et paresse de l’esprit, chaque interprète parle vrai dans sa musique et que chaque auditeur ressente au plus profond de lui-même la vérité du compositeur à travers celle de l’interprète.