« La nature aussi exige de nous que nous suivions les dons dont elle nous a honorés. Les miens m’ont conduit dans le monde du rêve ; j’ai patiemment supporté les tortures de l’imagination et les surprises dont elle m’a fait cadeau sous mon crayon à dessin ; mais je les ai conduites et dirigées, ces surprises, d’après des lois artistiques, dans le seul but de faire surgir, chez le spectateur, l’incertain qui se loge aux limites extrêmes du penser – dans toute son ampleur et toute sa force d’attraction » Odilon Redon (1840-1916)
Odilon Redon incarne clairement le type même de l’artiste fantastique à la fin du XIXème siècle. Fortement influencé par la peinture du symboliste Gustave Moreau et formé à la littérature par des auteurs comme Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire et surtout Stéphane Mallarmé, il produit un art qui se divise en deux phases de création.
La première, mystérieuse et ambiguë, comporte surtout des eaux-fortes en noir et blanc exploitant l’univers en deux dimensions. Ses formes symbolistes d’influence romantique servent de support aux thèmes privilégiés du fantastique tel que le rêve, la nuit ou les monstres marins. La deuxième période comprend des dessins au pastel sur papier rayonnants de couleurs avec des personnages mythologiques, légendaires et historiques. Pourtant, Redon parvient, malgré ses sujets, à réaliser des œuvres peu figuratives… informelles. Il s’agit d’établir subtilement le lien entre rêve et réalité anticipant certaines formes du surréalisme. Par ailleurs, l’artiste utilise des éléments stylistiques issus de l’art décoratif, ce qui en fait également un précurseur de l’Art nouveau.
Les nuages que Odilon Redon aimait contempler lui auraient inspiré les structures fantastiques dont il peuplait ses œuvres. Le pastel sur papier Roger et Angélique (vers 1910) témoigne de la perfection avec laquelle son imagination utilise la couleur, les ombres et le lumières. Appartenant à la dernière période de son activité créatrice, cette œuvre est vouée à la magie de la couleur. Pourtant, l’esprit romantique respire encore en elle malgré le visible triomphe de la couleur et de la forme.
Le sujet évoque une scène du célèbre roman du XVIème siècle Orlando furioso de Ludovico Arioste, dit l’Arioste (1474-1533). La Belle Angélique est une des plus gracieuses héroïnes du récit. Reine du royaume Cathay, en Asie, elle est amenée en France par le fameux paladin Roland. Renaud de Mautauban, Ferragus, Sacripant se la disputent; elle échappe à tous. Cependant, des pirates l’enlèvent et l’offrent en pâture à un monstre; elle est délivré, par Roger, qui survient fort à propos, monté sur l’hippogriffe. Le sujet est très proche l’épisode mythologique grec qui raconte comment Persée libéra Andromède. Andromède était une princesse éthiopienne. Fille du roi Céphée, elle fut victime de l’orgueil de sa mère Cassiopée. Exposée nue sur un rocher pour y être dévorée par un monstre marin, elle fut sauvée de justesse par Persée dont elle devint l’épouse.
Roger délivrant Angélique, tableau peint par Jean-Auguste-Dominique Ingres en 1819, inspiré d’un chant du Roland furieux de l’Arioste. Lors de son exposition au Salon de 1819 avec la Grande Odalisque, l’œuvre du Louvre suscita des critiques concernant le traitement de la figure nue d’Angélique surnommée par l’historien d’art Théophile Silvestre d’« Angélique au goitre » et par le peintre Henry de Waroquier d’« Angélique aux trois seins ». Le tableau acquis par Louis XVIII fut la première toile du peintre à entrer dans une collection publique au château de Versailles. (Wikipédia)
Dans le pastel de Redon, parfois nommé Persée et Andromède, d’ailleurs, le monstre menaçant est ébauché à gauche. Une dangereuse lueur rougeoie, l’apparente à un dragon et ne laisse rien présager de bon. Des vapeurs menaçantes s’élèvent vers la jeune reine tandis que de sombres nuages s’accumulent au dessus de sa tête. À l’inverse de la toile d’Ingres, les personnages ne sont qu’esquissés, suggérés, couchés d’un geste rapide sur le papier et à peine identifiables. Ce sont les effets atmosphériques rendus par les contrastes de luminosité, les clairs-obscurs magnifiquement menés et les couleurs étonnantes et irréelles qui prennent le relais et créent le sentiment du tragique de la scène. Observez comme les couleurs qui habitent le rocher où Angélique est attachée créent un intense sentiment de fantastique… fascinant et inquiétant !
Comme chez la plupart des poètes, dramaturges, musiciens et peintres symbolistes, le point de départ de l’œuvre consiste en un élément littéraire, historique ou légendaire. Mais loin de s’enfermer dans la représentation figurative, le sujet est transcendé pour susciter la suggestion et plus la description.
Si le spectateur peut à coup sûr profiter de l’œuvre uniquement pour sa forme, ses couleurs, son éclairage et sa structure, la connaissance de l’épisode de Roland furieux ajoute considérablement à sa compréhension. Le titre, ostensiblement évocateur nous oblige à aller plus loin. Ne pas le faire serait paresse et empêcherait clairement la perception correcte des intentions de l’artiste. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le but de la démarche d’information sur le sujet n’est pas de faire du récit dans l’œuvre la seule clé de compréhension, mais bien d’en accentuer le ressenti dramatique que Redon a voulu transmettre.
Une fois l’œuvre bien observée et assimilée, il est essentiel pour le spectateur de replacer l’argument au fond de sa conscience et de retrouver sa vision globale de l’œuvre… mais désormais « initiée ». Ainsi, présent en arrière plan, comme une vision archétypale du tragique du récit de Roger et Angélique. Toute la splendeur de l’œuvre et de ses symboles pourra agir sur notre imagination… et susciter une émotion bien plus profonde. Cette démarche active doit, il me semble, s’appliquer à nos observations du monde, d’où, une fois encore, la nécessité absolue de la présence de la culture dans la vie des hommes afin d’accéder à cet « incertain qui se loge aux limites extrêmes du penser ».