Cosi fan tutte

Quand on y pense, c’est une histoire tout à fait absurde…Deux couples, que la culture formé, se retrouvent confrontés, par l’intermédiaire d’un « philosophe » aux tourments du cœur et à la faiblesse amoureuse. Un sujet de toutes les époques souvent boudé par les « moralisateurs » de tous poils qui ne peuvent admettre que la nature peut parfois faire des caprices.

Vous l’aurez compris, j’évoque le superbe opéra de Mozart : « Cosi fan tutte », dernier volet de la trilogie « Da Ponte » après les Noces (1786) et Don Giovanni (1787) et, sans doute, chef d’œuvre de tout l’art lyrique et du théâtre musical. L’œuvre reste cependant moins populaire que les autres.

 

Mozart à 33 ans

 


Après la reprise à Vienne en 1789 des « Noces de Figaro », Joseph II commande un nouvel opéra à Mozart. Composé entre septembre et décembre, l’œuvre sera créée au Burgtheater le 26 janvier 1790. Malheureusement, les représentations seront interrompues par la mort de l’empereur. C’est sans doute le début de l’année la plus noire de Mozart. Sa santé et ses finances se portent mal. Il compose peu. Seuls deux quatuors et un quintette voient le jour, mais il poursuit son étude des compositeurs du passé en orchestrant le Messie de Haendel, en étudiant la musique de Bach et découvre les motets. Il affirme alors : « C’est tout de même là qu’on peut encore apprendre quelque chose !».

Dans un esprit de synthèse musicale, Mozart semble aborder tous les problèmes sociaux qui le préoccupent. Cosi fan tutte ossia la Scuola degli amanti (Elles font toutes pareil ou l’école des amants) est un opéra en deux actes de style épuré et maîtrisé qui semble s’éloigner du Sturm und Drang des œuvres précédentes. L’intrigue est basée sur un fait réel qui avait amusé l’empereur, mais force est de constater que le thème est déjà présent chez Marivaux et…Salieri ! Toujours est-il qu’il permet de regrouper en une seule pièce toute la tradition de l’opera buffa  en utilisant des personnages dont l’attitude et les déguisements évoquent la Comedia dell’Arte. 

Un philosophe, Don Alfonso (baryton) parvient à convaincre deux jeunes gens amoureux, Ferrando (ténor) et Guglielmo (baryton) que la fidélité ne tient qu’à un fil et que très bientôt, leurs belles et jolies fiancées, Fiordiligi (soprano) et Dorabella (mezzo), se laisseront séduire par les premiers venus. Pari tenu ! Les jeunes gens feintent de partir pour le front et se déguisent en albanais qui, en inversant les rôles, vont tenter de conquérir le cœur des belles.

Ils se frottent d’abord aux résistances terribles des jeunes filles modèles, même si elles sont troublées d’emblée par la cour des étrangers. Sœurs à l’éducation jumelle au départ (bien que la musique de Mozart les distingue d’emblée, Fiordiligi, sensible et discrète, Dorabella, expansive et moins timide), elles réagissent différemment aux avances et laissent croire que Don Alfonso a perdu son pari.

 


Cosi fan tutte

 

 


C’est sans compter sur l’aide de la soubrette Despina (soprano) qui, sous les ordres du philosophe va aider à fragiliser les valeureuses héroïnes. Les assauts successifs finissent par avoir raison de leur fidélité et toutes deux, moyennant une certaine forme de culpabilité (surtout dans le chef de Fiordiligi) acceptent le mariage avec les albanais. Au moment de la signature du contrat, la sonnerie militaire ramène les deux faux soldats. Les albanais fuient (et pour cause, ils doivent reprendre leur rôle !) et on fait mine de découvrir le pot aux roses. Les jeunes filles sont abattues de culpabilité, mais le triomphant Don Alfonso se charge de remettre en ordre tout ce petit monde à sa place (?). La réconciliation reforme les couples originaux. La morale pessimiste met en garde contre l’excès de confiance dans les choses de l’amour… !

Dans ce livret où tout est joué d’avance, Mozart désire faire comprendre que le rôle du musicien est d’interpréter les facettes de cette comédie au risque de détourner le simple amusement en questionnement existentiel sur l’amour. La musique, en conséquence, ne se contente jamais de figurer le texte, elle cherche à le commenter et à lui donner une autre dimension. L’exemple de la caractérisation psychologique des deux jeunes filles dans une écriture liée et mélodique de la tendre et presque romantique Fiordiligi et le détaché espiègle de Dorabella suffirait à le prouver. Mais cela va bien au-delà. La structure entière de l’opéra obéit à des concepts plus précis.

Si l’œuvre est divisée en deux actes, il n’empêche que la vraie structure est tripartite. L’exposition, jusqu’au deux tiers du premier, évaluation d’une situation de départ, place le contexte dans la culture de l’époque. Deux jeunes gens, proches par leur éducation et les volontés extérieures sont promis à un couple comme il y en a tant au XVIIIème siècle. N’oublions pas que la condition féminine du Siècle des lumières, même en progrès, ne permet pas souvent à laisser libre cours aux élans du cœur. C’est ce que l’on peut nommer la culture.

La mise à l’épreuve de cette culture constitue le développement de l’œuvre et l’évolution progressive des sentiments des uns et des autres qui délaissent la culture au profit de la nature. Elle trouve son point culminant dans les derniers remords de Fiordiligi ( Par pitié, mon amour, pardonne la faute…) et dans la scène du mariage fictif. La tension dramatique parvient à son comble.

La réexposition vient démanteler cet espoir d’un amour naturel par le retour des fiancés, et avec eux, de la culture. La morale est sauve, mais un arrière goût d’injustice et une désillusion concernant l’idéal social ferme l’opéra dans une liesse difficile à digérer. Beethoven, qui trouvait cet opéra amoral l’avait bien compris !

Ce sont, en effet, des procédés musicaux et des discours qui anticipent sur le XIXème siècle. …Non pas que l’amour et la femme en particulier y seront mieux considérés, mais les facettes des personnalités chères aux romantiques sont déjà présentes (comme chez Don Juan, d’ailleurs !). N’en citons que quelques unes : l’être humain et son double, le libre arbitre, culture et nature, bonheur et doute, … le tout agrémenté de nombreuses trouvailles instrumentales et mélodiques.

Dès l’ouverture, tout semble dit et le fameux « Co-si-fan-tutte » des pizzicati des cordes annoncent la fameuse réplique du philosophe, les accompagnements du cor dans le grand air de Fiordiligi n’est pas non plus là par hasard. S’il symbolise l’amant éloigné chez Grétry, il se nomme « Horn » en allemand dont le second sens signifie « cocu » ! Les tonalités font office de repères, le la majeur est ici la tonalité de l’amour et le mi majeur, sa dominante, celle du doute. On passerait des jours entiers à repérer les subtiles allusions de Mozart…

 


Cosi fan tutte

 


Le tout s’intègre dans une effervescence appuyée par les récitatifs secs ou accompagnés, entrecoupés de superbes chœurs (l’Ave Verum n’est pas loin dans le chœur d’adieu) et des mélodies adaptées aux divers personnages (Despina doit vraiment avoir l’air sournoise).

Si Mozart traite du problème de l’amour « convenu » et de l’épreuve de la fidélité, il en avait sans doute fait l’expérience. L’œuvre est vécue humainement. Le sujet est éternel puisqu’il s’applique à toutes les époques sans prendre une ride (les metteurs en scène n’ont, dans ce cas, pas de peine à moderniser costumes et décors), même si, de nos jours, la nature est souvent plus forte que la culture en matière d’amour… mais observons bien autour de nous, le problème est-il résolu ?

 


Sellars Cosi fan tutte
Cosi dans la mise en scène de P. Sellars 

 

Un gros plan parmi d’autres: Le grand air de Fiordiligi est bien plus profond qu’on ne le croit parfois. On pourrait légitimement se suffire de la beauté musicale de cet air célèbre et être touché par la simplicité du texte qui nous montre une jeune fille se culpabiliser à propos des incertitudes de son cœur. En effet, l’air intervient au moment où les deux sœurs, Dorabella et Fiordiligi ont été séduites, selon les pronostics avertis de Don Alfonso, par deux étrangers débarquant, par hasard, au moment où leurs fiancés officiels respectifs partaient à la guerre. On connaît la fameuse machination qu’il n’est pas utile de rappeler ici.


Cosi fan tutte

 


Ainsi, la moins dévergondée (en apparence ?) des deux filles se sent-elle coupable des sentiments amoureux qu’elle éprouve pour le bel étranger (qui n’est personne d’autre que le vrai fiancé, déguisé, de Dorabella). Mais dans les faits, la culpabilité ne durera pas et elle cédera volontiers aux avances de son prétendant. Comme si Mozart et Da Ponte voulaient nous montrer, au-delà de l’inconstance inévitable des couples formés par la culture de l’époque, le difficile libre arbitre de la femme, ils profitent de l’air le plus diplomatiquement correct de la partition pour créer un double discours. La musique dit bien plus que le texte et, sous l’apparence d’un air moral pour la société de l’époque où la place de la femme est délimité avec précision, Mozart démoli ces beaux principes sans en avoir l’air.

Examinons cela de plus près. Le texte dit ceci : « Par pitié, mon bien aimé, pardonne à l’erreur d’une âme aimante, parmi cette ombre et cette végétation, elle demeurera, ô Dieu, a jamais cachée. Mon courage et ma fidélité viendront à bout de ce désir impie, et prendront le souvenir qui me fait honte et horreur. A qui, de surcroît, ce cœur ingrat a-t-il manqué de foi ? Il fallait une meilleure récompense, mon cher amour, à ta candeur ! (elle part) ».

 




Susan Chilcott (Fiordiligi) à l’Opéra Garnier à Paris en 1996



Outre le fait que Fiordiligi se déclare coupable et non victime, elle ressent les plus grands tourments, sentiments mêlés de bien-être et de malaise face aux déclarations enflammées de son nouveau soupirant. Son grand air va témoigner de cette étrange et bien naturelle ambiguïté. L’air est écrit dans la rare tonalité de mi majeur. Cette tonalité apparaît peu dans Cosi. Elle est bien là dès le pari de Don Alfonso quand il proclame : « La foi des femmes est comme le phénix d’Arabie : qu’il existe, chacun le dit, où il se trouve, personne ne le sait ». Elle revient encore au moment du départ apparemment douloureux des fiancés pour la guerre dans le très beau : « Soave sia il vento ». Elle culmine enfin dans l’air principal de Cosi qui nous occupe. Chacune de ses interventions est teintée d’ambiguïté et relie les propos de Don Alfonso à l’idée de l’infidélité. Ses rapports de dominante avec la majeur, tonalité « amoureuse » par excellence de la rhétorique traditionnelle en renforce encore l’aspect suspect et n’est nullement lié aux hasards de la composition (y en a-t-il chez Mozart ?). 

Mais ce n’est pas tout ce serait d’ailleurs bien trop peu pour en tirer des conclusions. L’orchestration possède, elle aussi des surprises insoupçonnées. C’est l’usage du cor qui interpelle ici. Il joue un vrai rôle de soliste, déployant régulièrement des traits de haute virtuosité. Or, on sait que l’instrument représente, dans la tradition française, que Mozart connaît bien, la voix de l’être aimé absent. Pas étonnant qu’il surgisse dans l’air où la jeune fille fait son mea culpa ! On l’entend ainsi, entre beaucoup d’autres, chez Philidor dans son Tom Jones ou chez Grétry dans Zémir et Azor sur des textes proches de celui-ci. Mais le cor fait aussi allusion, Mozart ne pouvait l’ignorer, aux cornes du cocu que le mot Horn, en allemand, désigne dans sa double signification (cor et cocu).

 


Mozart, Cosi, Fiordiligi 1
 

 


L’air est en deux parties bien distinctes qui s’opposent par leur tempo. La première partie, Adagio, est une introspection dénuée de virtuosité débordante, presque religieuse. L’intervention intempestive du cor sur les mots qui évoquent la dissimulation de la trahison surprend l’auditeur dans sa méditation. Petit à petit, la voix se fait plus forte, plus dramatique et les grands intervalles entre les notes y contribuent. Ils sont le reflet du personnage, hésitant, en proie aux doutes les plus graves. Observez comment Mozart place sa mélodie sur le mot « ascoso » (cachée) illustré par une étrange guirlande, mais surtout sur « orror » et « vergogna » (horreur et honte) qui sont de terribles sauts abrupts. Par contre, dans la tourmente, voyez comment Fiordiligi se ment à elle-même sur les mots qui devraient, eux aussi, être véhéments (Perderà la rimembranza) dans la douceur toute sensuelle du chromatisme des clarinettes. Le cor revient alors à l’avant plan, laissant supposer que l’amant lointain favorise les « cornes ».

 


Mozart, Cosi, Fiordiligi 2

 


L’Allegro moderato qui suit semble renouer avec les airs traditionnels. On croit que l’équilibre de Fiordiligi est retrouvé grâce à l’introspection qui précède et qu’elle peut désormais laisser cours à sa virtuosité. Pourtant on sait que chez Mozart, il n’est pas de virtuosité gratuite. Il va jusqu’à réutiliser le thème du duo qui précède où les deux sœurs choisissent leur nouvel amant. Dorabella prend le brun, Fiordiligi le blond. C’est l’exact contraire des fiancés initiaux. Mozart place le thème du choix sur la redite du vers « Perderà la rimembranza » et fait intervenir de la sorte le souvenir du blondin dans l’air qui montre sa résolution de fidélité… au brun!

 


Mozart, Cosi, Duetto

 


Mozart, Cosi, Fiordiligi 3

 


Dans la sublime beauté de l’air, on sent bien l’indécision intérieure de la jeune fille. La musique nous dit même le décalage entre ses mots et son âme. Elle se ment à elle-même, elle ne veut pas reconnaître en elle les sentiments d’un amour naissant que la culture de la société interdit aux filles de bonne famille. Elle cristallise en quelques minutes tous les principes d’une société qui favorise la culture (habitudes, bonnes manières et procédures) d’une bourgeoisie bien pensante face à la nature qui dit la vérité des cœurs. …Et cela, Don Alfonso l’a compris depuis le départ dans son pari de faire vaciller la fidélité des femmes !

 

2 commentaires sur “Cosi fan tutte

  1. Merci pour cette analyse éclairante !
    La richesse de Mozart est décidément infinie…
    Je continue à m’interroger sur la (re)composition des couples, à la fin de l’opéra. D’ailleurs, quelques mises en scène sont fort intéressantes sur ce point.

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