Sur l’océan

« Elle ne porte pas comme la terre les traces des travaux des hommes et de la vie humaine. Rien n’y demeure, rien n’y passe qu’en fuyant et, des barques qui la traversent, combien le sillage est vite évanoui ! De là, cette grande pureté de la mer que n’ont pas les choses terrestres… La mer a le charme des choses qui ne se taisent pas la nuit… Elle rafraîchit notre imagination parce qu’elle ne fait pas penser à la vie des hommes… Elle nous enchante ainsi comme la musique qui ne porte pas, comme le langage, la trace des choses, qui ne nous dit rien des hommes mais qui imite les mouvements de notre âme ».

Marcel Proust, Les plaisirs et les jours (1896)

 

 

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 D. Argyrelly, Une barque sur l’océan, Gouache qui appartenait à M. Ravel

 

Cette gouache intitulée Une barque sur l’océan (comme la pièce du recueil Miroirs), qui appartenait à Maurice Ravel, évoque non une petite embarcation, mais un grand voilier, un trois-mâts barque comme il en existait encore beaucoup dans les années 1920. La lumière franche du paysage marin et l’allure vive du voilier répondent harmonieusement aux sonorités de l’ouvre musicale.

 

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 William Turner, Pécheur sur la mer, première peinture à l’huile du peintre, 1796

 

C’est en 1905, l’année du scandale des fauves et de la création de La Mer de Debussy, que Ravel compose Miroirs, un recueil pour piano de cinq pièces (« Oiseaux tristes », « Une barque sur l’océan », « Noctuelles », « Alborada del Gracioso », « La vallée des cloches ») ; ces Miroirs « forment un recueil de pièces pour piano qui marquent dans mon évolution harmonique un changement assez considérable pour avoir décontenancé les musiciens les plus accoutumés jusqu’alors à ma manière », écrit Ravel en 1928 dans son Esquisse biographique. Miroirs fut créé par le pianiste espagnol Ricardo Vinès, le 6 janvier 1906, à un concert de la Société nationale de musique, salle Érard, à Paris. Avec Jeux d’eau (1901), le Quatuor en fa majeur (1902-1903) et Schéhérazade II (1903), Ravel était déjà entré dans la gloire.

 

Dédiée au peintre Paul Sordes, Une barque sur l’océan, troisième pièce dans l’ouvre publiée, mais composée en second, est d’une écriture purement pianistique – Ravel tentera d’ailleurs une orchestration, mais elle ne pourra égaler La Mer de Debussy et tombera vite dans l’oubli.

 

 

L’harmonie sonore engendre son écho visuel dans la partition, qui elle-même évoque les ondes, les vaguelettes venant mourir sur la plage, le balancement de la barque sur la mer. Le dessin des notes arpégées sur la page nous fait déjà entendre le bruit rythmé et inlassable de l’océan, suggérant le mouvement irrésistible et enthousiaste des vagues.

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William Turner, Tempête de neige en mer, 1842.

Transposer le réel dans une autre matière et une autre lumière, et le donner à voir dans le miroir de la musique, sans aucunement faire apparaître le musicien, qui s’efface derrière ce miroir, c’est le but atteint par ce compositeur de trente ans.