Hervé

« – Qui est ce monsieur ? fit Wagner, interrogeant à voix très basse son voisin de droite.

– C’est un musicien qui n’est pas sans talent, Florimond Ronger, organiste à Saint-Eustache.

-Ah ! dit Wagner indifférent, tandis que son voisin de gauche lui glissait à l’oreille :

– Vous ne connaissez pas Hervé, celui qu’on appelle familièrement le « compositeur toqué » ? C’est un personnage étonnant, chef d’orchestre au Théâtre du Palais-Royal.

 

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– Il faudrait s’entendre, continue Wagner. D’un côté on me dit que ce monsieur est organiste à Saint-Eustache, de l’autre qu’il est le chef d’orchestre du Palais-Royal.

 

 

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Florimond Ronger, dit Hervé (1825-1892)

 

– C’est parfaitement exact. Florimond Ronger, l’organiste et Hervé le chef d’orchestre sont une seule et même personne. organiste le jour, il exécute les requiem obligatoires et funèbres ; chef d’orchestre le soir, il dirige les flonflons et les compose au besoin… C’est un personnage étrange !

– Étrange en effet, il n’y a qu’à Paris où on en peut trouver des pareils. Il a bien des cordes pour un seul violon.

[…] Fort avant dans la nuit, les pipes succédèrent aux pipes, les bocks succédèrent aux bocks et la conversation reprit de plus belle.

Hervé, qui avait gagné le piano fermé et silencieux, l’ouvrit, sur l’invitation de la maîtresse de maison, et frappa quelques accords ; alors on fit silence et de sa voix dolente, mais si finement expressive, il entama la gigantesque série de ses folies musicales, et ce furent, tour à tour La Perle de l’Andalousie, Le Compositeur toqué, l’adorable rondeau de La Polonaise et l’Hirondelle… que sais-je encore ?

 

 

Wagner fut d’abord comme saisi par cette exubérance qui avait, pour lui, le caractère de la folie. Il était resté grave et silencieux, comme en résistance et presque honteux. Puis, il en avait pris son parti, ses nerfs s’étaient détendus, et il s’était mis à rire aux larmes – cela ne lui arrivait pas souvent – contemplant avec un étonnement presque naïf cet énergumène qui s’allongeait sur le piano, jouant des mains, des coudes et de la tête. Il prit malgré lui plaisir à l’entendre et à le considérer, tel un lion regarderait un singe gambadant à travers les branches. À deux heures du matin, on était encore là. 

Hervé, Ouverture de Chipéric, par Marcel Cariven, Orchestre Radio-Lyrique, 1959

 

Je ne sais si Wagner et Hervé, les deux pôles extrêmes de la musique, se revirent jamais dans la suite. Je ne le crois pas. Cette rencontre n’eut sans doute pas de lendemain. Mais Wagner n’oublia jamais la soirée qu’il avait passée avec le bouffon français. »

 

Félix Duquesnel, Le Temps, le 17 juin 1913.